Matthieu nous fait un nouveau coup de pub pour Pierre. En effet, après avoir été le seul à prétendre que Pierre aurait réussi à marcher quelques pas sur les eaux, il est de nouveau le seul à prétendre que Jésus aurait félicité Pierre d'avoir deviné qu'il était le messie. Évidemment, quand des chrétiens lisent ça deux mille ans plus tard, eux pour lesquels le mot "messie", ou "christ" (c'est la même chose), est sensiblement équivalent à "Fils de Dieu" au sens de deuxième personne de la Trinité, ils se disent que Pierre a eu là une sacrée intuition ainsi qu'une audace époustouflante. Mais à l'époque, tous ces mots n'avaient absolument pas cette signification-là, et ce n'est certainement pas ce que Pierre a voulu dire en affirmant que Jésus était le messie fils de Dieu.
À l'époque de Jésus, un "messie" ou un "christ" (c'est toujours la même chose, le premier dit en hébreu et le second dit en grec), cela signifie simplement une personne qui a reçu une onction de la part de Dieu, d'où son qualificatif aussi de "fils de Dieu", la filiation en question étant comme une adoption. Le peuple hébreu dans son ensemble se considère comme fils de Dieu, puisqu'il aurait été élu par lui parmi tous les peuples, et au sein de ce peuple certaines personnes sont plus particulièrement des fils de Dieu, ayant reçu de sa part une onction, ils sont donc des "messies", des "christs" ; on peut penser ici particulièrement à David ainsi qu'aux prophètes.
Il est vrai cependant qu'en disant "le" messie, Pierre dit un peu plus que s'il avait dit "un" messie. C'est que, toujours à l'époque de Jésus, le peuple juif est dans l'attente, dans l'espérance, de la venue d'un messie très particulier (et qu'il attend toujours deux mille ans plus tard), celui qui devrait être le dernier des messies, le dernier des envoyés de YHWH, un messie qui devrait rétablir, et cette fois-ci définitivement, leur souveraineté sur "leur" terre, et inaugurer ainsi la fin du monde et des temps, du moins la fin de ce monde-ci et de ces temps-ci, pour l'éternité, ce qu'on peut appeler aussi l'inauguration du règne, ou du royaume, de Dieu sur terre.
Ce messie-là, c'est tout le monde, ou en tout cas tout le "petit" peuple, qui l'attendait, et Jésus n'a pas été le seul à l'époque au sujet duquel ledit petit peuple s'est demandé s'il n'était pas, justement, ce messie. Surtout avec toutes les guérisons qui se produisaient, ce n'était donc sûrement pas Pierre seul qui pensait très très fort que Jésus était ce messie-là ; sa déclaration n'avait alors guère d'autre mérite que d'avoir osé dire tout haut ce que tous pensaient tout bas, en ayant peut-être peur s'ils parlaient de la déception que ce serait pour eux s'ils s'étaient trompés. Il faut se rappeler ici la fin en queue de poisson de la multiplication des pains : cette foule était justement persuadée qu'il était ce messie-là attendu, et voulait l'emmener de force pour le faire roi, et la douche froide qu'ils ont reçue !
De quoi alors Jésus féliciterait-il Pierre, on ne voit pas. Il n'y a aucune raison que Pierre ait évolué dans sa conception du messie, et d'ailleurs on le voit bien immédiatement après : il est pour lui inconcevable que le messie auquel il pense meure, c'est bien en un chef temporel, qu'il met tous ses espoirs, celui grâce auquel les romains seront chassés. Et ni Marc ni Luc, dans leur version parallèle de ce passage, ne nous parlent de ces supposées félicitations de Jésus à Pierre ! chez eux, au contraire, à la proclamation de Pierre "tu es le messie", répond de la part de Jésus non pas des félicitations mais bien une engueulade en bonne et due forme à l'adresse de tous les disciples, lesquels évidemment pensaient tous comme Pierre, puis ensuite, comme ici, vient l'interdiction de dire ça à qui que ce soit.
Pour le christianisme, Jésus aurait bien été ce messie qui devait venir, mais qui n'aurait donc pas rempli le rôle à la façon dont le judaïsme le pensait. C'est une manière de voir les choses, et on ne peut pas nier qu'il y ait eu dans les débuts du christianisme des Juifs qui l'ont compris ainsi. Ceci dit, ces Juifs des débuts sont très vite devenus ultra-minoritaires par rapport aux convertis venus du paganisme, les non-Juifs, ce qui a permis d'en arriver aussi assez rapidement à la déification de Jésus, option qui aurait été absolument inadmissible pour ces "chrétiens" issus du judaïsme, en sorte qu'il est en fait abusif, à mon sens, de dire que Jésus ait bien été "le" messie, ce n'est pas honnête, c'est de la captation d'héritage. Pour pouvoir dire cela, il faudrait que le christianisme revienne sur cette identification de Jésus à Dieu ; à ce moment-là seulement, peut-être, pourrait-il endosser ce rôle "du" messie.

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alors étant venu vers la région de Césarée de Philippe
Jésus questionnait ses disciples en disant
« qui les hommes disent-ils qu'est le fils de l'homme ? »
et eux ont dit
« les uns Jean le baptiseur et d'autres Élie
et d'autres encore Jérémie ou un des prophètes »
il leur dit
« et vous qui dites-vous que je suis ? »
alors répondant Simon-Pierre a dit
« tu es le messie le fils du Dieu vivant »
et répondant Jésus lui a dit
« heureux es-tu Simon fils de Jona !
parce que ce ne sont pas chair et sang qui te l'ont révélé
mais mon père qui est dans les cieux
et moi je te dis "tu es pierre
et sur cette pierre je bâtirai mon église
et les portes de l'enfer ne l'emporteront pas sur elle
je te donnerai les clés du royaume des cieux
et ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux
et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux" »
alors il intima aux disciples
qu'ils ne disent à personne qu'il est le messie
dès lors Jésus commença à montrer à ses disciples
qu'il a à aller à Jérusalem
et à beaucoup souffrir
des anciens et des chefs des prêtres et des scribes
et à être tué
et le troisième jour à être réveillé
et l'ayant pris à part Pierre se mit à l'engueuler en disant
« loin de toi seigneur ! qu'il n'en soit ainsi pour toi ! »
alors s'étant retourné il a dit à Pierre
« va-t-en derrière moi satan ! tu m'es un obstacle où trébucher
car tes pensées ne sont pas celles de Dieu mais des hommes »
(Matthieu 16, 13-23)