Billet original : Esprits récalcitrants
Ils viennent vers la foule. Un homme s'approche de lui, tombe à genoux devant lui en disant : « Seigneur, aie pitié de mon fils, parce qu'il est lunatique, et il va mal. Car souvent il tombe dans le feu et souvent dans l'eau. Je l'ai présenté à tes disciples, et ils n'ont pu le guérir. »
Jésus répond et dit : « Ô âge sans foi et perverti ! Jusqu'à quand serai-je avec vous ? Jusqu'à quand vous supporter ? Amenez-le moi ici. » Jésus le rabroue et le démon sort de lui : le garçon est guéri dès cette heure-là.
Alors les disciples s'approchent de Jésus. À part, ils lui disent : « Pour quelle raison est-ce que nous, nous n'avons pas pu le jeter dehors ? » Il leur dit : « À cause de votre manque de foi. Amen, certes je vous dis : si vous avez de la foi comme une graine de moutarde, vous direz à cette montagne : “Éloigne-toi d'ici, là-bas”, et elle s'éloignera. Et rien d'impossible pour vous. »
Matthieu 17, 14-20
Résumons les quelques épisodes précédents : Pierre a professé que Jésus serait le Messie (en réalité, c'était ce que tous pensaient, les foules de Galilée comme les disciples). Jésus sait que, s'il est quelque chose de l'ordre du Messie, ce n'est certainement pas de la façon dont eux l'entendent ! puisque, leur dit-il, il va être arrêté, maltraité, et mis à mort. À partir de ce moment du récit (en fait depuis la multiplication des pains), c'est là toute la problématique de Jésus : des foules, de moins en moins nombreuses, et des disciples, de plus en plus réticents, qui s'obstinent à vouloir qu'il soit le Messie à leur idée. C'est à ce moment que le récit rapporte encore la transfiguration (omise ici par le découpage liturgique), qui peut être considérée comme une clé anticipée de ce conflit, mais à laquelle les disciples, si tant est que Pierre, Jacques et Jean y ait réellement assisté, ne comprennent de toute façon rien. Et nous en sommes là, Jésus redescend de sa rencontre au sommet dans la communion des saints, pour tomber sur cette scène, qui pourrait être comique si elle n'était emblématique de ce malentendu entre eux et lui.
C'est que, pendant qu'il était là-haut sur son petit nuage, les disciples restés en bas n'ont pas manqué d'en faire à leur tête. Après la multiplication des pains, Jésus avait pourtant décidé qu'il n'y aurait plus de miracles (Marc 8, 12, Matthieu 16, 4), mais eux ne l'entendaient pas de cette oreille : un Messie qui ne fait plus de miracles n'est plus le Messie ! Un homme s'est donc présenté avec son fils 'lunatique' (ce qui veut dire vraisemblablement épileptique) : pas de problème, lui ont-ils dit, on va vous régler ça en trois coups de cuiller à pot ! Manque de pot, justement, ils sont tombés sur un bec, rien à faire, ça ne voulait pas marcher... et quand Jésus arrive, les voici tout penauds à essuyer sa réprimande. "Jusqu'à quand devrai-je vous supporter ?", c'est à eux, en premier, que ça s'adresse. Ils ne veulent donc vraiment rien comprendre, ils ne changeront jamais ? "Jusqu'à quand serai-je avec vous ?" est encore plus terrible pour eux, semblant indiquer qu'il ne croit pas à une évolution possible de leur part, et impliquant un Jésus qui aurait hâte, désormais, que toute l'histoire finisse enfin sur la croix. Nous ne sommes pourtant pas chez Jean, où Jésus est effectivement tendu entièrement vers le moment où il pourra enfin repartir vers le Père. Non, nous sommes dans les synoptiques, où Jésus redoute ce passage, et priera même pour qu'il lui soit épargné. C'est dire, donc, son exaspération, ici, devant ces disciples bouchés à l'émeri.
Jésus ne va pourtant pas jusqu'à les renier, les renvoyer chez eux. Ce ne serait d'ailleurs pas vraiment à lui de le faire. Que ce soit lui qui les ait choisis, comme l'affirment les synoptiques, auquel cas c'est son propre choix que Jésus renierait, ou que ce soit eux qui aient décidé de le prendre pour maître, comme le présente Jean (et qui serait conforme à l'usage de l'époque), et dans ce cas c'est à eux de prendre éventuellement la décision d'arrêter de le suivre. Il ne les renie donc pas, et mieux, il assume leurs erreurs, en acceptant de faire une entorse à la ligne de conduite qu'il s'était fixée, plus de miracles. Matthieu expédie ça en deux mots, quand Marc (9, 14-29), pour sa part, nous décrit un long dialogue entre Jésus et le père autour de la foi de ce dernier. Nous avons donc deux possibilités, Jésus a voulu se débarrasser de la corvée, ou au contraire a tout fait pour essayer d'y échapper, mais, quoi qu'il en soit, plus ou moins contraint et forcé, s'est tout de même exécuté.
Et ceci donne une splendide occasion pour les disciples de revenir à la charge. Il avait dit qu'il ne voulait plus de miracles, mais il vient d'en faire un, ils peuvent tenter le coup : comment se fait-il qu'ils aient échoué, autrement dit, comment doivent-ils s'y prendre à l'avenir ? On voit qu'ils ne perdent pas leur nord... Matthieu est le plus généreux, dans la réponse qu'il prête alors à Jésus : c'est parce qu'ils n'avaient pas assez la foi. C'est une réponse ouverte, qui contient un reproche, mais qui sous-entend que rien n'interdit qu'ils puissent y arriver. Et nous savons qu'effectivement, après la résurrection et la venue de l'Esprit, les disciples, devenus les premiers chrétiens, exorciseront et guériront, à leur tour. Marc, de son côté, est beaucoup plus méchant, ou terriblement ironique : c'est parce qu'il n'y avait que la prière qui puisse réussir ! C'est au mieux un reproche implicite qu'ils n'ont été ici animés que par des motivations égoïstes, désir de puissance, glorification de leurs personnes. Au pire, c'est la constatation qu'ils ne savent pas, qu'ils n'ont jamais su, ce qu'est prier.