Prier, c'est entrer en relation avec la Présence qui nous habite et habite le monde. C'est donc, avant tout, une histoire absolument personnelle. On peut utiliser des formules toutes faites, et on s'efforcera alors de les vivre le plus sincèrement et profondément possible, mais l'objectif est de les dépasser, d'aller au-delà. Ainsi, ces prières seront plus ou moins adéquates selon qu'elles nous aident en ce sens, qu'elles nous aident à nous mettre en présence de la Présence, après quoi c'est une histoire à deux, une histoire entre elle et nous.
Pour ce faire, le "Notre Père" nous fait d'abord nous adresser à cet Autre, en un rappel aussi simple que possible, tout en étant complet, de qui Il est : le saint par excellence, et par conséquent celui auquel nous reconnaissons toute prééminence sur nous-même. Puis, puisque dans cette relation qu'est la prière nous sommes deux, nous passons en revue de manière tout aussi simple mais complète aussi, nos soucis personnels concernant notre vie : notre vie physiologique (nos besoins matériels : manger, etc.), notre vie psychique (nos besoins relationnels : aimer les autres et être aimé) et notre vie spirituelle (ou existentielle : c'est la même chose).
C'est ce dernier point qui pose beaucoup de difficultés, dont la traduction en français a donné lieu à de nombreuses variantes, et dont il est même possible que le texte grec ne soit pas satisfaisant. "Ne nous emporte pas dans l'épreuve !" et Matthieu (mais pas Luc) ajoute alors pour essayer de mieux définir ce dont il s'agit, par contraste : "mais délivre-nous du mal !" ; autrement dit, en fait, de couper même jusqu'à la racine toute possibilité d'épreuve. Mais ceci pose alors une redoutable question sur l'origine et la nature de ce que nous appelons "le mal".
Supposer en effet qu'il soit possible à la Présence de nous délivrer du mal, c'est supposer que c'est Elle qui en est l'auteur volontaire, comme si il lui aurait été possible de faire un monde où nous vivrions sans qu'il n'y ait ce mal. En somme, Dieu serait un sadique qui nous aurait volontairement créés dans des conditions d'adversité qu'il aurait très bien pu nous éviter ! Hummmm, plutôt désespérant comme perspective, non ?
Personnellement, je ne crois pas qu'il en soit ainsi. Je pense qu'il n'est pas possible que nous ayons une existence individuelle sans que cela n'implique fatalement de la souffrance, plus ou moins de souffrance sans doute, mais de la souffrance. Dieu n'y est donc pour rien. Pour autant il ne se réjouit certainement pas de nos épreuves, et c'est encore moins lui qui nous les envoie, il n'est donc pas question qu'il nous y "emporte", ou emmène, ou introduit, ou quoi que ce soit de cet ordre !
Par contre, ce qu'on peut lui demander, et il le fera certainement, car c'est bien ce qu'il fait sans même qu'on le lui demande, c'est de rester avec nous quand l'épreuve vient à nous. Que la Présence nous reste toujours présente. C'est ce que Jésus pria sur la croix : pourquoi m'as-tu abandonné ? reste avec moi...
P.S. : de ce point de vue, la meilleure formule qui ait été utilisée un temps était "ne nous laisse pas succomber à la tentation" (où "tentation" est à comprendre dans le même sens que "épreuve") ; mais ce n'est plus conforme au texte grec...

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et comme il était dans un certain lieu à prier
il arriva quand il eut cessé
qu'un de ses disciples lui a dit
« seigneur ! apprends-nous à prier !
comme Jean aussi a appris à ses disciples »
alors il leur a dit
« quand vous priez dites
"père !
sanctifié soit ton nom !
vienne ton règne !
notre pain du jour qui vient
donne-le nous chaque jour !
et remets-nous nos péchés !
car nous aussi remettons à quiconque nous doit
et ne nous emporte pas dans l'épreuve !" »
(Luc 11, 1-4)