Billet original : Argent facile
« Et moi je vous dis : Faites-vous des amis par le mamon d'injustice, pour que, quand il s'éclipsera, ils vous accueillent dans les tentes éternelles.
« Le fidèle pour si peu, pour beaucoup aussi est fidèle ! L'injuste pour si peu, pour beaucoup aussi est injuste ! Si donc pour l'injuste mamon, vous n'êtes pas fidèles, le bien véritable, qui vous le confiera ? Si pour ce qui est extérieur, vous n'êtes pas fidèles, ce qui est vôtre, qui vous le donnera ?
« Nul domestique ne peut servir deux seigneurs. Car, ou il haïra l'un et aimera l'autre, ou il tiendra à l'un et méprisera l'autre : vous ne pouvez servir Dieu et mamon ! »
Ils entendent tout cela, les pharisiens qui sont amoureux de l'argent, et ils se moquent de lui. Il leur dit : « Vous, vous êtes ceux qui se montrent justes en face des hommes, mais Dieu connaît vos cœurs : chez les hommes le plus haut, ignominie en face de Dieu ! »
Luc 16, 9-15
En partant de la parabole d'hier, Luc veut nous amener à la conclusion, qu'on trouve aussi chez Matthieu(6, 24) : vous ne pouvez servir Dieu et mamon à la fois ! En fait c'est toute la phrase "Nul ne peut servir deux seigneur..." qui se retrouve mot pour mot chez Matthieu. C'est donc une maxime qui vient de la source Q, et qui a une forte probabilité de remonter à Jésus lui-même, étant donné ce qu'on pourrait qualifier comme étant sa rusticité : il n'y a pas un gramme de graisse en trop (il convient d'enlever le mot 'domestique' que Luc seul a ajouté), le raisonnement coule comme de lui-même, imparable, de la prémisse, en passant par sa justification déclinée comme une alternative entre deux possibilités inversement symétriques, pour arriver à la conclusion qui claque, sans alternative cette fois ! Autre élément qui plaide pour l'authenticité : il n'y a aucune trace de christologie dans cette maxime, aucune allusion à la résurrection, qui seraient invoqués pour asseoir l'autorité de ce qui est dit, et qui sont toujours des marqueurs d'une réécriture par les premiers chrétiens. Au-delà, cependant, des mots exacts qu'a pu utiliser Jésus, il semble que nous puissions au moins tenir pour assuré que cette affirmation tranchée, sous une forme ou sous une autre, provient bien de lui : nous ne pouvons servir à la fois Dieu et l'argent.
Mais quelle attitude alors avoir vis-à-vis de l'argent ? Une réponse a été élaborée par les premiers chrétiens à partir du "rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu" (Marc 12,17, Matthieu 22,21, Luc 20,25), qui amènerait à séparer notre vie en deux domaines distincts et cloisonnés. Nous pourrions ainsi avoir d'une part une vie civile, dans laquelle il serait légitime de chercher à gagner de l'argent et le dépenser sans trop nous poser de questions, et d'autre part une vie religieuse, dont seraient exclues ces questions d'argent, consacrée à Dieu seul... Il semble évident que cette réponse, qui est pourtant à des degrés divers celle sur laquelle nous fonctionnons tous, n'est pas en accord avec notre maxime du jour. Elle consiste à répondre au défi de ne pouvoir servir et Dieu et l'argent en alternant dans le temps les services de l'un et de l'autre, ce n'est pas sérieux. Une seconde réponse, radicale, nous est proposée par l'histoire du jeune homme riche. À priori, c'est celle que prônait Jésus : "va, vend tous tes biens, donne-les aux pauvres, et suis-moi !" (Marc 10,21, Matthieu 19,21, Luc 18,22). Il est possible que c'était aussi la pratique des communautés pauliniennes, si on se fie aux Actes des Apôtres, avec la nuance que l'argent issu de la vente des biens était donné à la communauté. C'est une réponse qui s'accorde parfaitement à notre maxime, mais qui suppose un radicalisme, qui était accessible dans les premiers temps du christianisme où on était persuadé que la venue du Royaume était imminente, et qui a dû paraître de plus en plus excessif lorsque l'horizon de cette venue s'est de plus en plus éloigné dans un futur hypothétique.
La troisième réponse, moins complaisante que celle du cloisonnement strict entre le domaine cilvil et le domaine religieux, moins extrême que celle de la pauvreté radicale, est celle qu'expose Luc aujourd'hui. Lue d'une certaine manière, à partir de la parabole d'hier, elle peut s'avérer pleine d'ambiguïtés. Il pourrait s'agir purement et simplement de s'acoquiner les uns les autres grâce à l'argent 'trompeur', y compris en se livrant à toutes les magouilles les plus éhontées. On reviendrait ainsi, en réalité, à la première réponse, en pire, même. Il faut donc impérativement, à mon sens, effectuer ici une transposition symbolique de la parabole, si on ne veut pas s'égarer. Hier, notre gérant qui s'était découvert soudainement des aptitudes aux affaires, avait pioché indirectement sur les biens de son maître pour se tirer de sa situation de déchéance annoncée. Nous pouvons nous aussi considérer que, quoi que nous fassions, notre argent, nos biens, ne sont en réalité jamais les nôtres mais toujours tirés du trésor de la création, dont seul Dieu est le véritable propriétaire, et auquel il nous laisse accès. C'est là qu'il faut situer notre escroquerie, inhérente à notre condition : nous vivons aux crochets de Dieu, que faisons-nous de ce que nous lui extorquons ainsi, comment le gérons-nous ? Est-ce que nous ne pensons qu'à nous, gardant pour nous seuls ce que nous lui soutirons, ou est-ce que nous savons nous en servir dans un esprit de partage avec les autres, nous en faisant ainsi des amis ?