Luc est celui des évangélistes qui mentionne le plus souvent que Jésus prie. On peut se demander qu'est-ce que ça signifie que Dieu prie Dieu, si on suit l'idée des chrétiens selon lesquels Jésus serait Dieu lui-même : quel sens peut-il y avoir à ce que le Fils, deuxième personne de la Trinité, prie Dieu ; que signifie alors le mot "Dieu" ? s'agit-il du Père, première personne de la Trinité, et donc que le Fils prie le Père ? s'agit-il de l'Esprit, troisième personne de la Trinité, et donc que le Fils prie l'Esprit ? Ou alors, s'agirait-il de l'homme Jésus qui prierait Dieu globalement, à la fois Père et Fils et Esprit ? Mais alors, cela voudrait dire qu'il n'y a pas identification entre l'homme et le Fils en Jésus, pour que l'homme s'adresse, entre autres, au Fils...
J'avoue que sur ce point je dois donner ma langue au chat ! je ne vois pas comment on peut maintenir cette idée d'un Jésus pleinement humain et en même temps identifié à Dieu. On dit "humain à l'exception du péché", ce qui signifierait que, bien que n'étant en tant qu'humain qu'un être limité, une partie seulement ne serait-ce que de ce tout qu'est l'univers, il ne se serait pourtant jamais senti distinct, séparé, non relié, à ce même tout, même pas quand il s'est écrié "mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?". Je sais bien ce qu'on dit à ce sujet, que ce n'est là que la citation du début d'un psaume, lequel se finit par un renouvellement de la confiance du psalmiste en son Dieu ; mais n'empêche, s'il a dit ces premiers mots, c'est qu'il les a compris, qu'il les a ressentis, qu'il les a éprouvés, même si juste pour un seul instant quasiment instantanément aussitôt passé... Et puis, sérieusement, quelle serait cette condition humaine qui n'aurait jamais éprouvé la déréliction ?
Cette mise au point étant faite, on peut alors ressentir toute la beauté de cette formule qu'utilise ici Luc : il passa la nuit dans la "prière de Dieu", avec les deux sens que peut avoir cette expression "de Dieu", où Dieu peut aussi bien être le sujet que l'objet de cette prière ; cela peut autant être Jésus qui prie Dieu que Jésus qui est pris dans la prière de Dieu, que Dieu donc qui prie Jésus. Et il faut remarquer que, justement, il en est toujours ainsi dans la prière, prier n'est jamais un acte solitaire, un acte à sens unique, ce sont toujours les deux parties (même si l'une des parties est composée de nombreuses personnes dans le cas d'une prière communautaire) qui agissent, qui viennent à la rencontre l'une de l'autre, qui communiquent l'une avec l'autre, au point qu'on ne peut effectivement plus dire au final qui prie qui, ce sont les deux qui se prient réciproquement, qui s'unissent dans un même mouvement d'amour.
En ce sens-là, alors, oui, on peut envisager que l'être humain ne soit pas complètement étranger à l'être divin, sinon il n'y aurait pas de communication (et encore moins de communion) possible entre les deux ; mais ceci n'a donc rien de spécifique à cet humain-là qui vécut il y a deux mille ans. Qu'il ait manifesté cette union de l'humain et du divin à un degré extrême, à la limite de l'imaginable, personnellement je ne le conteste certainement pas, et il est alors pour moi un modèle, un exemple, que je doute pouvoir jamais égaler, même si je pense qu'il m'y invite quand même. Par contre, si j'en fais un être unique, différent de nous tous par nature, dans son essence-même, alors fatalement il ne peut plus jouer pour moi ce même rôle, un peu comme quand les dés sont pipés : ce qu'il a fait, lui seul le pouvait, c'est tant mieux pour lui peut-être, mais comment puis-je même seulement le savoir, sans parler de le comprendre ? c'est à peu près du même ordre que s'il avait été un extra-terrestre, et encore, avec un extra-terrestre je me trouverais sans doute plus de points communs.
Mais vraiment, quelle belle formule nous a donnée là Luc : dans la prière de Dieu...

Agrandissement : Illustration 1

et il arriva en ces jours-là
qu'il sortit dans la montagne pour prier
et il passa la nuit dans la prière de Dieu
et quand arriva le jour il appela à lui ses disciples
il en choisit douze d'entre eux
qu'il appela aussi apôtres
Simon qu'il appela aussi Pierre et André son frère
et Jacques et Jean
et Philippe et Bartholomée
et Matthieu et Thomas
et Jacques de Halphée et Simon dit le zélote
et Judas de Jacques et Judas Iscarioth qui devint traître
et étant descendu avec eux il se tint sur un lieu plat
ainsi qu'une foule nombreuse de ses disciples
et une multitude nombreuse du peuple
de toute la Judée et de Iérousalem
et du littoral de Tyr et Sidon
qui sont venus l'entendre
et être guéris de leurs maladies
et ceux qui sont perturbés par des esprits impurs
étaient rétablis
et toute la foule cherchait à le toucher
parce qu'une puissance sortait de lui
et les guérissait tous
(Luc 6, 12-19)