Et revoici notre "ego eimi" (cf. le billet d'avant-hier) ! "Avant qu'Abraham ne naisse, ego eimi". Comment le comprendre, cette fois-ci ? De la façon dont le comprennent la plupart des théologiens, il signifie mot à mot "je suis", et donc Jésus affirmerait ainsi son existence avant même qu'Abraham "ne naisse", ou "n'advienne" à l'existence ? On remarquera cependant que, pour Abraham comme pour n'importe qui d'autre, le moment de notre venue à l'existence ne signifie pas nécessairement le commencement de notre être. Il est tout-à-fait possible que toutes et tous, chacune et chacun, notre être soit sans commencement ni fin, en sorte que Abraham lui-même pourrait dire lui aussi : avant que je ne naisse, avant que je ne vienne à l'existence, avant que je ne sois manifesté dans la matière, l'espace et le temps, je "suis".
Pris dans ce sens-là, ce "ego eimi" de Jésus indiquerait alors seulement que, lui du moins, se comprends lui-même ainsi, ce qui n'est évidemment pas le cas de tout le monde, tout le monde ne se comprend pas, ne se vit pas, soi-même, de cette façon-là ; pour beaucoup d'entre nous — pour la plupart ? — peut-être, nous nous concevons, ou nous croyons parce que c'est ce dont on nous a persuadés, comme ayant eu un commencement absolu, celui de notre naissance, ou encore à la rigueur celui de notre conception dans le secret de la matrice. Dépassant cette apparence, et peut-être pour résoudre cette contradiction entre un commencement apparent et une intuition qu'il n'en est justement qu'une apparence, la notion de réincarnations successives s'est éventuellement élaborée en partie pour tenter de réconcilier ce hiatus ? mais peu importe.
Autre possibilité cependant pour ce "ego eimi", celle déjà explicitée il y a deux jours : cette expression peut signifier "c'est moi", ce qui, dans le contexte où vivait Jésus, était automatiquement compris comme signifiant "c'est moi le messie", "je suis" ...le messie. Et dans ce cas, l'affirmation que ceci soit vrai déjà avant la naissance d'Abraham a peut-être une portée un peu moins révolutionnaire que l'autre, dans le cadre du judaïsme, puisqu'elle consiste "seulement" à faire remonter ce concept du "messie" bien antérieurement à celle admise alors. En effet, la notion de messie s'appuie en principe sur une affirmation de Moïse qui prédisait la venue ultérieure d'un autre prophète aussi grand que lui. Abraham ayant bien entendu vécu bien avant Moïse, le concept d'un tel "messie" se rapproche alors fortement, non plus de celui d'une personne providentielle unique, mais plus de celle que les traditions "ésotériques" du judaïsme appelleront plus tard l'Adam Kadmon.
Cet Adam Kadmon, ou si on veut cette figure-là du messie, est alors à la fois le modèle idéal selon lequel l'être humain a été créé, et donc aussi celui vers lequel nous sommes appelés à tendre et nous conformer jusqu'à, si possible, nous y identifier, jusqu'à le réaliser. La notion de messie cesse donc de désigner un être unique — du moins dans l'existence manifestée en ce monde — pour devenir notre vocation commune à chacune et chacun, ce qui, comme on le remarquera, est très proche aussi de l'image du corps mystique du Christ développée par Paul... c'est le projet divin des origines, il s'adresse à chacune et chacun, personnellement, individuellement, et ce n'est pas un projet que personne ne puisse réaliser à ma place, c'est de manière absolue le mien propre, et en même temps aussi celui d'absolument toutes et tous. Et on est évidemment là très loin du messie, tant de celui encore attendu par le judaïsme que de celui déjà advenu selon le christianisme...!
Nota Bene : les auditeurs de Jésus sont ici bien près de le lapider sans autre forme de procès, tout comme ils s'apprêtaient à le faire pour la "femme adultère", tout comme ils le feront pour Étienne. Tout ceci signifie en tout cas qu'ils avaient parfaitement le droit de mettre à mort quelqu'un sans en référer aux romains, s'il s'agissait de motifs religieux. Ceci est important, parce que il s'en déduit que, si le sanhédrin a dû déférer Jésus à Pilate pour le faire exécuter, cela implique sans le moindre doute qu'il n'avait trouvé rien à lui reprocher sur le plan de la foi, donc aucun blasphème, et donc qu'il ne s'était certainement jamais prétendu être Dieu lui-même... alors parler de "peuple déicide" !?
Agrandissement : Illustration 1
« amen ! amen ! je vous dis
si quelqu'un garde ma parole
il ne verra pas la mort pour l'éternité »
alors les Judéens lui dirent
« maintenant nous avons connu que tu as un démon
Abraham est mort et aussi les prophètes
et toi tu dis
"si quelqu'un garde ma parole
il ne goûtera pas à la mort pour l'éternité"
est-ce que tu serais plus grand
que notre père Abraham qui est mort ?
et aussi les prophètes sont morts
pour qui te prends-tu toi-même ? »
Jésus répondit
« si c'est moi qui me glorifie
ma gloire n'est rien
c'est mon Père qui me glorifie
lui dont vous dites
"il est notre Dieu"
et vous ne l'avez pas connu
mais moi je l'ai connu
et si je disais que je ne l'ai pas connu
je serais comme vous un menteur
mais je l'ai connu
et je garde sa parole
Abraham votre père a exulté de voir mon jour
et il l'a vu et il s'est réjoui »
alors les Judéens lui dirent
« tu n'as pas encore cinquante ans
et tu as vu Abraham ? »
Jésus leur a dit
« amen ! amen ! je vous dis
avant qu'Abraham ne naisse
c'est moi »
alors ils ramassèrent des pierres pour les jeter sur lui
mais Jésus se cacha et sortit du temple
(Jean 8, 51-59)