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Billet de blog 11 juillet 2014

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Manuel de survie

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Billet original : Manuel de survie

« Voici : moi, je vous envoie comme brebis au milieu de loups. Devenez donc avisés comme les serpents et simples comme les colombes. Défiez-vous des hommes : ils vous livreront à des sanhédrins, dans leurs synagogues, ils vous fouetteront. Devant gouverneurs et rois, vous serez amenés à cause de moi, en témoignage, pour eux et pour les nations. 

« Quand ils vous livreront, ne vous inquiétez pas : “que dire ? et comment ?” Car cela vous sera donné à cette heure-là, que dire : ce n'est pas vous qui direz, mais l'Esprit de votre père qui dira en vous. 

« Un frère livrera un frère à la mort, un père, un enfant. Se lèveront enfants contre parents, et les feront mourir. Vous serez haïs par tous en raison de mon nom. Mais qui durera jusqu'à la fin, lui, sera sauvé. Quand ils vous persécuteront dans cette ville, fuyez dans l'autre ! Amen, je vous dis : vous n'aurez pas fini les villes d'Israël que vienne le fils de l'homme. »

Matthieu 10, 16-23

Nous arrivons à la partie du discours missionnaire de Matthieu qui ne peut en aucun cas provenir de Jésus lui-même. On retrouve chez Marc et Luc un passage parallèle à celui-ci, mais situé dans ce qu'on appelle le discours eschatologique, un discours attribué à Jésus, censé anticiper ce qui se passera pour les disciples après sa mort jusqu'à la venue du Royaume ou fin des temps. Matthieu a aussi un tel discours, tous le placent juste avant le dernier repas et la Passion. Mais Matthieu en a extrait ce passage que nous avons aujourd'hui, qui peut se rapprocher effectivement du thème de la mission qu'il est en train de développer. Cette opération de couper/coller qu'a effectuée Matthieu est un des nombreux indices qui nous permettent de comprendre que les évangiles ne sont pas des biographies. Ce discours missionnaire que Matthieu présente comme ayant été prononcé tel quel par Jésus est composé d'éléments qu'on retrouve chez Marc et Luc situés à divers autres moments de leur propre récit. On comprend donc que les évangiles ont en fait été composés comme des puzzles. Chaque évangéliste a repris des briques de discours, des briques de récits, et agencé l'ensemble pour faire passer un message. Nous ne pouvons pas nous baser sur les évangiles tels quels pour nous faire une idée de qui a été Jésus, ce qu'il a fait, ce qu'il a dit, et dans quel ordre. Nous ne pouvons tout au plus — c'est tout le travail de la recherche historico-critique — que parvenir à de très grandes lignes directrices, avec des taux de probabilités variables selon les éléments précis évalués.

Concrètement, les recommandations et avertissements que nous avons dans le passage d'aujourd'hui sont donc le fruit de l'expérience des premiers chrétiens. Les disciples n'auraient certes pas eu affaire à des persécutions lors de tournées de prédications qui auraient été organisées du vivant de Jésus en Galilée. À cette époque-là et dans ce contexte, les seules résistances éventuelles pouvaient être exprimées à titre personnel par quelques uns, mais elles étaient en fait peu nombreuses (il y a des traces dans les évangiles que les pharisiens de Galilée soutenaient plutôt le "mouvement Jésus"), et certainement pas organisées sous forme de répression officielle menée via les sanhédrins, encore moins via les synagogues. Rien qu'une expression comme : vous serez amenés devant gouverneurs et rois "à cause de moi", trahit qu'on est à une époque où Jésus n'est plus là et où les chrétiens agissent en se réclamant de lui. Si Jésus était encore vivant, c'est lui qu'on pourchasserait, pas les sous-fifres ! De même avec le témoignage "pour les nations", qui ne peut nous parler que de la période des premiers chrétiens, qui avaient commencé d'étendre le champ de leur apostolat aux païens, tandis que Jésus, pour sa part, ne s'est intéressé pratiquement qu'aux juifs, à l'exception possible d'une tentative, vite abandonnée, en direction de quelques régions limitrophes de la Galilée.

Nous sommes alors émus en lisant le paragraphe sur le rôle de l'Esprit dans son assistance aux chrétiens subissant leurs premières persécutions, car nous y lisons, non une prédiction un peu théorique que leur aurait faite Jésus, mais l'heureuse découverte qu'ils ont faite par eux-mêmes. Ils se sont en effet rendus compte qu'à maintes reprises, face à des adversaires le plus souvent bien plus savants qu'eux et cherchant à les détourner de leur foi par des arguments auxquels ils n'auraient normalement pas su quoi répondre, leur était pourtant soufflés des mots simples qui suffisaient à dénouer leur situation ! D'une manière générale, la venue de l'Esprit est une expression qu'ils ont formulée eux-même pour dire ce qu'ils ont vécu après la mort de Jésus. Je ne crois pas que Jésus avait prévu grand chose de ce qui se passerait une fois qu'il ne serait plus là. Il me semble plus probable qu'il leur avait parlé, de son vivant, de sa propre expérience du Dieu Père aussi sous ce vocabulaire de présence intérieure de l'Esprit. Ils s'en sont alors rappelés par la suite, interprétant ce qu'ils vivaient comme étant ce que Jésus avait vécu, avant eux.

Pour finir, nous avons cette indication : "vous n'aurez pas fini les villes d'Israël que vienne le fils de l'homme", qui nous dit que la communauté matthéenne croyait à un proche retour définitif de Jésus. On trouve beaucoup d'autres indices concordants sur ce point, dans les évangiles, qui nous permettent de comprendre quelles étaient les perspectives eschatologiques des premiers chrétiens. Lorsque Jésus est mort, les disciples ont d'abord cru que tout était terminé. Il leur a fallu alors faire un travail de deuil de leurs anciennes conceptions très politiques du Royaume, pour accéder finalement à la fois à la compréhension et l'expérience de ce dont Jésus parlait réellement, c'est ce qu'ils ont appelé la venue de l'Esprit. Dans un premier temps, ils ont compris cette expérience comme Jésus dans la première période de son ministère : ils ont pensé que le Royaume était là, un Royaume moins politique, donc, mais qu'ils pensaient concerner tout le monde. Dans cette période, ils ne parlaient pas encore d'un futur retour de Jésus, ils considéraient qu'il était là avec eux, ce qu'ils ont traduit par les récits des apparitions de Jésus après sa mort. Ils pensaient que la mort de Jésus n'avait été qu'une sorte de contre-temps, mais que maintenant ça y était, ils étaient tous en train d'entrer dans  le Royaume, avec Jésus ressuscité.

Et puis un peu plus de temps a passé, une partie de leurs anciens coreligionnaires résistait et s'est même mise à les persécuter, le Royaume tardait... C'est là qu'est née l'idée que Jésus n'était plus vraiment avec eux, qu'il était parti au ciel. Mais ce n'était certainement encore qu'un contre-temps ! Ils étaient incapables d'imaginer autre chose, alors ils s'entretenaient réciproquement dans leurs ardeurs en se convainquant que son retour surviendrait bientôt, mettant cette fois fin définitivement à cet entre-deux dont ils avaient du mal à comprendre en réalité les raisons profondes. Tel était donc l'état d'esprit de la communauté matthéenne, qui finira par disparaître dans les oubliettes de l'histoire, toujours dans l'attente du retour improbable de son rabbi. Pendant ce temps, une autre communauté de chrétiens, ceux évangélisés par Paul, développait une autre conception, où le champ de l'apostolat ne se limitait pas aux seuls juifs mais à toutes les nations. Pour eux, le retour de Jésus n'avait rien d'imminent ! devant l'ampleur de leur tâche. C'est de cette communauté qu'est issue l'Église que nous connaissons, celle qui a perduré jusqu'à nos jours.

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