Voici la version selon Luc des "béatitudes". Par rapport à Matthieu, une première caractéristique saute aux yeux : Luc en a beaucoup moins, et celles qu'il a parlent uniquement de personnes qui souffrent : pauvreté, faim, pleurs, et pour finir persécutions. Matthieu a aussi celles-ci, mais il en a sensiblement édulcoré deux : pauvreté "en esprit" et faim "de justice", et les quatre qu'il a en plus ne concernent pas des situations de manque, des situations subies, mais des attitudes d'esprit plutôt positives qu'il encourage : heureux les doux, les miséricordieux, les purs de cœur, les pacifiants, toutes attitudes qu'il est certainement hautement moral d'encourager, mais on perd quand même ce qui est le plus percutant dans les autres, le paradoxe qu'il y a à dire heureuses des personnes qui subissent au contraire le malheur.
Il y a de fortes chances que ce soient ces quatre béatitudes que Luc nous a transmises qui remontent réellement à Jésus, et sous la forme de Luc : ce sont plutôt de telles formules choc qui ont pu frapper ses auditeurs, de telles formules qui ont pu lui valoir cette appréciation qu'on nous rapporte souvent "il les enseignait avec autorité", alors que les "béatitudes" qu'a Matthieu en plus, ainsi que les formes adoucies qu'il a données à deux des autres, se rapprochent beaucoup plus de maximes de philosophes quelconques, ou des scribes et rabbis pharisiens qui ne font que répéter des aphorismes assez convenus, pas de quoi marquer l'imaginaire des foules... Et on notera que, des évangélistes, Luc est le plus sensible, d'une manière générale, aux conditions de vies concrètes, matérielles, c'est lui qui mentionne le plus grand nombre de veuves (dont les conditions pécuniaires étaient le plus souvent extrêmement précaires), c'est lui qui insiste aussi le plus sur les condamnations des riches par Jésus, et d'une manière générale montre le plus de bienveillance envers tous les petits, les pauvres, les cabossés de la vie...
Et c'est ce qui nous vaut aussi, après les béatitudes, ce qu'on traduit parfois comme étant des malédictions, mais qui sont plutôt des cris de désespoir et des avertissements : non seulement heureux vous les pauvres, mais aussi hélas pour vous les riches ; non seulement heureux vous qui avez faim, mais aussi hélas pour vous qui êtres repus ; non seulement heureux vous qui pleurez, mais aussi hélas pour vous qui riez. Mais pourquoi ? pourquoi tout ça, tous ces paradoxes, comment cela peut-il avoir un sens ? Il me semble qu'il est absolument impossible d'y comprendre quoi que ce soit si on ne sort pas du seul cadre du monde matériel, du monde accessible à nos seuls sens, et pour le dire plus clairement, de ce monde dans lequel se déroule notre vie mortelle. Mais je ne veux pas dire par là non plus que le "royaume de Dieu", celui où les pauvres deviendraient riches et inversement les riches pauvres, celui où les affamés et les repus échangeraient leurs situations, et de même ceux qui pleurent et ceux qui sont dans la joie, je ne veux pas dire que ce monde-là ne se situerait qu'après notre mort.
Il ne s'agit donc certainement pas de démissionner de ce monde-ci, bien au contraire ! ce n'est pas : endurez toutes les injustices, ni laissez-les proliférer dans le monde en vous en lavant les mains, mais justement à l'inverse, soyez solidaires de tous jusqu'au plus démuni, tant qu'il y en aura un de moins bien loti que vous partagez avec lui même le peu que vous ayez, et vous allez très vite vous retrouver parmi ces plus pauvres et ces plus fragiles, mais vous ne serez plus seuls, vous aurez la seule richesse qui ne peut pas s'acheter, l'amitié, l'amour, la chaleur, la vie en somme, la vraie vie. Quant à ce qui se passe peut-être après notre mort, une seule chose est certaine, il ne pourra plus y être question de posséder ni de manger ni de rien de matériel, et si nous n'avons pas appris à nous en passer dans cette vie-ci, c'est là que cela risque d'être très compliqué pour nous, si dans le même temps nous n'avons pas non plus appris l'amitié et l'amour qui eux, peut-être, y ont alors encore cours...

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et ayant levé ses yeux sur ses disciples il disait
« heureux les pauvres !
car le royaume de Dieu est à vous
heureux ceux qui ont faim maintenant !
car vous serez rassasiés
heureux ceux qui pleurent maintenant !
car vous rayonnerez de joie
heureux êtes-vous
quand les hommes vous haïront
et quand ils vous excluront
et vous insulteront
et jetteront dehors votre nom comme mauvais
à cause du fils de l'homme !
réjouissez-vous en ce jour-là et bondissez de joie !
car voici que votre salaire est abondant dans le ciel
car ces choses-là
leurs pères en faisaient de semblables aux prophètes
cependant
hélas pour vous les riches !
car vous avez touché votre consolation
hélas pour vous les repus maintenant !
car vous serez affamés
hélas pour ceux qui rient maintenant !
car vous serez affligés et vous pleurerez
hélas quand tous les hommes diront du bien de vous !
car ces choses-là
leurs pères en faisaient de semblables aux faux prophètes
(Luc 6, 20-26)