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Billet de blog 11 mai 2014

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Billet original : Expert ès vie

« Moi, je suis le bon berger : le bon berger donne sa vie pour les brebis. Le mercenaire – lui qui n'est pas berger, et les brebis ne sont pas à lui – il voit venir le loup, il laisse les brebis et fuit ; et le loup les ravit et les disperse. C'est qu'il est mercenaire et n'a pas souci des brebis. 

« Moi, je suis le bon berger : je connais les miens et les miens me connaissent  comme le Père me connaît et que je connais le Père. Je donne ma vie pour les brebis. J'ai d'autres brebis qui ne sont pas de cet enclos. Celles-là aussi, je dois les amener. Elles entendront ma voix, et il y aura un seul troupeau, un seul berger. 

« Pour cela le Père m'aime : c'est que je donne ma vie pour la prendre de nouveau. Personne ne me l'enlève, mais moi, je la donne de moi-même. J'ai pouvoir de la donner et pouvoir de la prendre de nouveau : tel est le commandement que j'ai reçu de mon Père. » 

Une scission de nouveau survient parmi les Juifs à cause de ces paroles.  Beaucoup d'entre eux disent : « Il a un démon et il déraisonne ! Pourquoi l'entendez-vous ? » D'autres disent : « Ces mots ne sont pas d'un démoniaque : est-ce qu'un démon peut ouvrir les yeux d'un aveugle ? »

Jean 10, 11-21

Décryptons rapidement en guise de hors d'œuvre les deux premiers paragraphes : les mercenaires désignent les autorités religieuses juives de l'époque, particulièrement le sanhédrin de Jérusalem, monopolisé par quelques 'grandes' familles, les plus riches. Le sanhédrin se souciait effectivement surtout de s'engraisser sur le dos du troupeau, et a en plus été incapable d'empêcher la catastrophe de la destruction de Jérusalem et du Temple : il a fui devant le loup. Historiquement, la communauté johannique, comme la communauté matthéenne, est restée juive, participant notamment aux liturgies du Temple, pratiquant la circoncision, respectant le sabbat. L'échec du sanhédrin à contrecarrer le jusqu'au-boutisme des zélotes lui permet de régler ses comptes avec cette autorité pour laquelle elle n'a jamais eu d'estime. Il est possible que l'affirmation qui se manifeste ici, de Jésus comme seul berger digne de ce nom, porte en plus une trace de la période encore plus tardive, la période postérieure à l'exclusion des chrétiens de la synagogue. Cela n'a rien de certain, concernant ce premier paragraphe sur les mercenaires, mais c'est sûrement le cas du second, sur les "brebis qui ne sont pas de cet enclos". Il a fallu effectivement que la communauté johannique se retrouve expulsée du judaïsme pour qu'elle commence d'envisager une ouverture aux autres nations, que représentent ces brebis qui ne sont pas du bercail juif.

Venons-en maintenant au "plat de résistance", avec ce pouvoir de Jésus de donner sa vie et de la reprendre. Dissipons d'abord ce qui pourrait être une erreur d'interprétation : Jésus donne sa vie (pour le monde, pour nous ?), mais quand il la reprend, ça ne veut pas dire qu'il retire ce qu'il a donné ! Cela peut sembler évident, mais ça nous montre bien que les deux opérations ne sont pas symétriques : reprendre sa vie n'est pas l'opération inverse de la donner. Ce qui nous amène à nous interroger sur les deux verbes qui sont employés ici, et pratiquement toujours traduits en français par 'donner' et 'reprendre'. 'Donner', d'abord : le verbe, en français, implique qu'il y a une finalité. On ne donne pas sans qu'il y ait un bénéficiaire ou une cause qu'on souhaite servir. Mais le verbe grec τίθημι (tithémi) ne comprend pas ce sens. Tithémi signifie simplement 'poser' : on pose la lampe sur le lampadaire, ou le corps dans le tombeau. Ce serait quand même vraiment bizarre si nous avions "donner la lampe sur le lampadaire" ou "donner le corps dans le tombeau"... Nous devrions donc plutôt parler ici du pouvoir de Jésus de 'poser' sa vie, ou peut-être mieux de la "déposer" : l'idée est plutôt que Jésus rend sa vie, volontairement, et c'est alors plutôt à celui qui la lui avait donnée qu'il la rend, au Père. Que ce dernier se serve de cette offrande pour le salut du monde est une autre étape.

Quant au 'reprendre' ! il faut vraiment avoir des arrières-pensées théologiques grosses comme des maisons pour traduire ainsi λαμβάνω (lambanó). Ce verbe signifie la plupart du temps 'recevoir'. C'est le sens qu'il a dans la très grande majorité de ses occurrences dans les évangiles, particulièrement chez Jean, où il est sans cesse question de recevoir le témoignage, recevoir Jésus, recevoir l'Esprit, etc..., etc... Qui irait nous dire : prenez Jésus, prenez l'Eprit ? Le seul cas où il est légitime de traduire lambanó par prendre, est quand il s'agit d'objets : Marthe prit un flacon de parfum, Jésus prit un linge pour essuyer les pieds des disciples. Peut-on donc dire que Jésus reprend sa vie, comme un objet qu'il aurait préalablement posé là quelque part ? je ne crois pas. La vie n'est pas un objet, surtout pas dans l'anthropologie hébraïque, où il n'est pas question de découper la personne en ces pièces détachées que seraient sa vie, son âme, son esprit, son corps, etc... La personne est un tout. Si Jésus rend sa vie, c'est lui-même qu'il offre, en entier. Et de même, quand il "reçoit à nouveau" vie, il se retrouve lui, une seconde fois, tout entier. Des dix traductions disponibles sur ce blog, seule celle dite en "Français courant" a su respecter ce qui est donc, ici, bien plus qu'une nuance : "j'ai le pouvoir de l'obtenir à nouveau".

Et pour le dessert ? je crains qu'il ne manque un peu de sucre... Si Jésus avait réellement jamais prononcé ces paroles, notamment cette affirmation, à l'avance, qu'il serait ressuscité par son Père, nul doute que ses auditeurs auraient réagi comme il nous est dit : "il est fou". Mais, plus vraisemblablement encore, ils seraient allé chercher des cailloux pour le lapider. Jean le dit à une ou deux reprises : les juifs vont chercher des pierres, mais lui leur échappe parce que son heure n'est pas encore venue. Il est en fait certain que l'ensemble des discours que l'évangéliste attribue à Jésus lui auraient valu mille fois d'être lapidé, et il est peu vraisemblable qu'il aurait pu y échapper. La réalité est donc que tout ceci est un cirque monté par l'auteur. Nous le savons, chez Jean, nous sommes dans une pièce de théâtre, où l'acteur Jésus déclame la théologie de la communauté johannique, et le second rôle qui s'appelle les juifs est là pour ponctuer, ce qui deviendrait vite sinon une bouillie complètement indigeste, de quelques intermèdes stylisés destinés à divertir, telle cette supposée scission entre les 'pro' et les 'anti' qui revient, elle aussi, comme une antienne tout du long de l'évangile.

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