Billet original : Petits, petits, petits... !
À cette heure-là, les disciples s'approchent de Jésus en disant : « Qui donc est le plus grand dans le royaume des cieux ? »
Il appelle à lui un petit enfant et le met au milieu d'eux. Il dit : « Amen, je vous dis : si vous ne redevenez comme les petits enfants, point n'entrerez dans le royaume des cieux ! Celui-là donc qui s'humilie lui-même comme ce petit enfant, c'est lui qui est le plus grand dans le royaume des cieux.
« Qui accueille un tel petit enfant en mon nom, c'est moi qu'il accueille. Qui sera occasion de chute pour un seul de ces petits qui croient en moi, il est de son intérêt que soit pendue une meule d'âne autour de son cou et qu'il coule dans le gouffre de la mer ! Malheureux le monde à cause des occasions de chute ! Certes, il est inévitable que viennent des occasions de chute. Cependant, malheureux l'homme par qui la chute vient !
« Si ta main, ou ton pied, est pour toi occasion de chute, coupe-le ! Et jette-le loin de toi ! Il est bon pour toi d'entrer dans la vie mutilé ou boiteux, plutôt qu'avec deux mains ou deux pieds, être jeté dans le feu éternel. Et si ton œil est pour toi occasion de chute, arrache-le ! Et jette-le loin de toi ! Il est bon pour toi avec un seul œil d'entrer dans la vie, plutôt qu'avec deux yeux, être jeté dans la géhenne de feu. Voyez à ne pas mépriser un seul de ces petits. Car je vous dis : leurs anges, aux cieux, regardent sans cesse la face de mon père, aux cieux.
« Quel est votre avis ? Qu'un homme ait cent brebis, et que s'égare une seule d'entre elles, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf sur les montagnes pour aller chercher l'égarée ? Et s'il arrive qu'il la trouve, amen, je vous dis : il se réjouit sur elle plus que sur les quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont pas égarées. Ainsi est la volonté de votre père dans les cieux : que pas un de ces petits ne se perde. »
Matthieu 18, 1-14
Nous abordons un nouveau chapitre de Matthieu constitué presque exclusivement de paroles attribuées à Jésus. On peut donc considérer qu'il s'agit d'un 'discours', dont le thème général est l'amour fraternel dans la vie communautaire. On commence aujourd'hui par une série de sentences dont le point commun tourne autour des enfants, avec élargissement progressif vers le sujet plus général des 'petits'. L'essentiel de notre texte du jour se trouve aussi dans un passage parallèle chez Marc (9, 33-48). Matthieu y a juste ajouté la parabole de la brebis égarée, qu'on trouve aussi chez Luc (15, 3-7), et qu'il a un peu arrangée pour qu'elle colle avec son thème des petits. Par contre, du passage parallèle chez Marc, Matthieu a aussi enlevé une péricope (9, 38-40) sur le sujet "qui n'est pas contre nous est pour nous", qui ne convenait effectivement pas à son thème des enfants/petits, mais qu'il n'a pas reprise non plus ailleurs. C'est clairement une idée qui ne lui convient pas. Matthieu reste sur l'autre sentence, qu'on trouve aussi chez Luc : "qui n'est pas pour moi est contre moi". Matthieu est ainsi, il a besoin que les choses soient tranchées, ce sont les conditions de sa communauté, en opposition forte aux autres juifs, qui le lui commandent.
Revenons au texte du jour. Nous y trouvons d'abord une question introductive : "qui est le plus grand ?". Dans les parallèles de Marc et Luc, ce sont les douze qui se disputent pour savoir qui sera le premier ministre du futur gouvernement. Matthieu transpose, comme s'il s'agissait d'une discussion spirituelle : "...dans le Royaume des cieux". Seul le premier paragraphe répond en fait alors à cette question : le plus grand est celui qui se fait le plus petit, comme un enfant. Chez Marc et Luc, c'est donc un sévère rappel à l'ordre, une tentative de remise au pas, une fois de plus, des ces disciples qui restent sur leurs conceptions terrestres et politiques du Royaume. Ici, chez Matthieu, nous sommes plus dans la maxime de bienséance, à portée plus philosophique que prophétique. Les formulations précises changent, d'ailleurs, chez les uns et les autres. Chez Marc, il s'agit de se faire serviteur de tous, quand Matthieu parle de se faire petit, comme d'un objectif en soi.
Et puis on passe sans transition (faut-il rappeler que dans le texte grec des évangiles, il n'y a pas de paragraphes, encore moins de titres, et que même les chapitres et les versets sont des divisions qui ont été créées bien plus tard ?) de "se faire comme un enfant" à "accueillir les enfants". Il y a bien un rapport entre les deux, mais il n'est quand même pas si direct que ça. Puisque les plus grands sont ceux qui se font les plus petits, nous avons tout intérêt à accueillir ces grands devenus petits. Ce faisant, d'ailleurs, nous entrons aussi dans le mouvement qui nous rend petits, nous-mêmes, mais surtout si nous comprenons tout ceci sous l'angle de Marc, l'angle du service. Et Matthieu enchaîne alors immédiatement sur un développement qui, chez Marc, est légèrement décalé plus loin, et que Luc, pour sa part, a préféré déplacer dans un tout autre contexte. C'est qu'il n'est effectivement pas évident du tout qu'il y ait un lien entre accueillir un petit enfant et scandaliser un "petit qui croit en Jésus". La fusion de tous ces thèmes les uns dans les autres est ici l'œuvre particulièrement aboutie de Matthieu, mais il semble bien que si on pouvait remonter jusqu'aux paroles originelles de Jésus, on trouverait que ces thèmes n'étaient pas ainsi liés les uns aux autres, certains n'étant peut-être même pas de lui, ou transposés d'un thème à un autre.
Il semble en effet à peu près certain que Jésus a pris de son vivant la défense des enfants, comme il a pris celle des femmes, et d'une manière générale de tous ceux qui étaient méprisés et relégués pas la société dans un statut d'infériorité. De ce point de vue, une formule comme "leurs anges, dans les cieux, regardent sans cesse la face de mon père", ou "telle est la volonté du père, que pas un ne se perde", peuvent très bien venir de lui, telles quelles ou assez proches, car elles expriment bien le principe sur lequel il se basait, de la valeur égale de toute personne aux yeux de Dieu. Par contre, la transposition, ou le glissement, qui passe des petits enfants aux petits qui croient en Jésus, ne vient certainement pas de lui. Tout ce discours qui vise à passer de l'accueil inconditionnel de toute personne, à des règles de vie en Église, est une restriction et un changement de sens qui ne peuvent provenir que des premières communautés.
Ceci étant établi, on ne peut alors que s'interroger sur ce que sont cette main ou cet œil qui peuvent nous faire chuter. Si on reste dans le cadre de la vie communautaire en général, on ne voit pas très bien ce qu'ils veulent dire de précis. S'il s'agit très concrètement de scandales contre des enfants tout court, on ne peut qu'y lire un scandale très particulier, que nous commençons à bien connaître, malheureusement : la pédophilie. Et on comprend alors aussi pourquoi, mieux vaudraient pour ceux-là, qui sont occasion de perdition de ces enfants, qu'on leur attache une meule autour du cou et qu'on les jette dans la mer, car c'est bien ce qu'ils ont fait moralement à leurs victimes, plongées dans un océan de désespérance auquel elles n'ont aucune chance de pouvoir un jour échapper ! Toutes ces images, de la meule, mais aussi d'arracher sa main ou son œil, nous les lisons généralement comme des exemples de l'exagération orientale, d'un style imagé, presque amusant...