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Billet de blog 12 septembre 2014

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Billet original : Voyons voir

Il leur dit une parabole : « Un aveugle peut-il guider un aveugle ? Ne vont-ils pas tous deux dans un trou tomber ? 

« Il n'est pas de disciple au-dessus du maître. Mais une fois formé, chacun sera comme son maître. 

« Quoi ! Tu regardes la paille dans l'œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton propre œil, tu ne la remarques pas ? Comment peux-tu dire à ton frère : "Frère, laisse, que j'extraie la paille qui est dans ton œil", – et toi, la poutre qui est dans ton œil, tu ne la regardes pas ! Hypocrite ! Extrais d'abord la poutre de ton œil ! Alors tu verras clair pour extraire la paille dans l'œil de ton frère ! »

Luc 6, 39-42

S'agissant d'aveugles qui guident d'autres aveugles, nous ne pouvons que penser aux expressions "guides aveugles" utilisées par Matthieu (23, 13-32) dans ses malédictions contre les "scribes et pharisiens", juste avant l'entrée à Jérusalem. La version parallèle de Matthieu (15, 14) à cette sentence précise du jour sur les aveugles, le dit d'ailleurs explicitement ; parlant des 'pharisiens' : "aveugles, ils sont guides d'aveugles. Or : aveugle guidant aveugle, tous les deux dans un trou vont tomber !" Mais Luc, ici, ne se situe pas dans cette optique, de condamner des autorités religieuses qui ne font que répéter sans intelligence des formules qu'ils ont apprises, sinon inventées. D'une part parce que les communautés lucaniennes ne se situent pas, au même point que celle de Matthieu, dans cette problématique d'opposition à un judaïsme qui les rejetterait. D'autre part, parce que ce n'est pas le contexte de son discours dans la plaine, qui s'adresse à tout le monde, à la foule. Les aveugles, ici, sont donc un peu tout le monde. Luc veut appuyer ce qu'il vient de dire sur la nécessité de ne pas juger pour ne pas être jugé, ce qu'il va développer encore sous une autre forme avec l'autre parabole du jour, celle de la paille et de la poutre.

Entre ces deux petites paraboles, nous avons cette troisième péricope sur les rapports entre disciples et maître, qui vient, il faut le reconnaître, un peu à contre-emploi. Nous sommes dans le thème général de ne jamais nous croire supérieurs aux autres, et voici une sentence qui évoque cette possibilité que nous devenions un jour des maîtres... ça casse un peu l'ambiance. Ce thème, bien que Matthieu (10, 24-25) ait aussi sa version parallèle de la sentence, n'est d'ailleurs pas un thème des synoptiques, mais plutôt propre à Jean, qui l'expose à deux reprises tel quel (Jean 13, 16, Jean 15, 20), et chez lequel c'est surtout le principe pédagogique qui sous-tend tout son évangile, en situant sans cesse les disciples dans un rapport à Jésus comparable à la propre situation de Jésus par rapport au Père. Dans les synoptiques, Jésus est souvent appelé 'maître', mais on n'envisage guère, d'une manière générale, l'idée de pouvoir devenir un jour comme lui ! d'où le questionnement que pose plus précisément l'évocation d'une telle possibilité ici (et dans le parallèle de Matthieu). Paradoxalement, c'est chez Jean, malgré son schéma à trois étages disciples/Jésus/Père seriné tout du long, qu'on trouve in fine que tel est pourtant le but de l'initiation chrétienne, réalisé par la venue de l'Esprit, quand Jésus dit par exemple qu'à partir de ce moment-là "ce n'est plus moi que vous prierez" mais le Père (Jean 16, 23), ou encore que qui croit en lui fera les mêmes œuvres que lui "et même en fera de plus grandes" (Jean 14, 12).

Une sentence donc quelque peu 'erratique', selon le terme consacré pour parler de ces versets plus ou moins bizarres qu'on trouve ici et là dans les évangiles, avant une des paraboles qui ont le plus marqué les esprits et notre imaginaire collectif, celle de la paille et de la poutre, puisque l'image est utilisée encore de nos jours couramment, y compris par nombre de gens qui n'ont aucune idée d'où elle vient. Rappelons que l'œil, en anthropologie hébraïque, est le symbole de l'intelligence qui permet de discerner entre le bien et le mal, notre conscience, en somme. Avoir une paille ou une poutre 'dans' l'œil signifie alors principalement que cet organe ne fonctionne pas correctement, qu'il y a en nous une certaine zone d'ombre, que la lumière de la conscience divine qui est notre conscience n'éclaire pas. Notre conscience est toujours plus ou moins faussée, et même si c'était moi qui avait la paille, et mon vis-à-vis la poutre, je ne serais pas pour autant automatiquement apte à l'aider. Parce que ce qui caractérise ces zones d'ombre, c'est que précisément nous n'en sommes pas conscients ! On ne parle pas ici que de péchés ou de fautes dont nous saurions qu'ils nous affectent, et dont nous nous efforcerions de nous guérir. On parle de ce que la théologie a appelé le péché originel, expression qui comporte malheureusement tout un arrière-plan culpabilisateur dommageable, que le bouddhisme nomme plutôt ignorance, et qui résulte simplement du fait que nous ne sommes pas le tout mais seulement une partie. On parle donc de notre finitude et de notre individuation, qui, en elles-mêmes, ne nous permettront jamais de nous mettre complètement à la place de l'autre, et, pour cette raison, nous interdisent tout jugement définitif. Ceci dit, si ce n'est effectivement pas à nous d'enlever les pailles des yeux de nos prochains, il n'est peut-être pas interdit de leur signaler ce qui nous semble tel chez eux ?

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