Ce passage est propre à Luc seul, mais il y en a un autre, partagé par les trois évangiles synoptiques, qui lui ressemble beaucoup, et avec la même conclusion : c'est quand non seulement sa mère mais aussi ses frères ont pris la peine de faire tout le trajet depuis Nazareth jusqu'à Capharnaüm pour lui, mais lui leur a alors seulement opposé cette réponse : "Ma mère et mes frères sont ceux qui entendent la parole de Dieu et font" (Luc 8, 21 ; Marc 3, 35 ; Matthieu 12, 50).
Dans les deux cas, il est question de comparer la filiation biologique à une autre filiation, spirituelle celle-ci, et pour dire que c'est la seconde qui prime. Il n'est pas question de déprécier de manière absolue les liens du sang, et notamment l'amour maternel, mais il s'agit cependant de les hiérarchiser : la relation d'une mère à ses enfants, et réciproquement, pour aussi fortes qu'elles puissent être, ne sont qu'une faible image de ce qu'est celle de la Source pour chacune et chacun de nous et de ce que peut être la nôtre pour elle, et si l'amour maternel devait en venir à constituer comme un obstacle à l'amour spirituel qui en est à l'origine, le masquant et refusant de s'effacer, empêchant la mère comme les enfants de n'adorer que la seule Présence...
Luc est donc le seul qui ait éprouvé le besoin de revenir sur cette question, comme pour mettre les points sur les "i". Dans la scène à Capharnaüm, en effet, la mère de Jésus était plus ou moins fondue dans le groupe familial, en sorte qu'on pouvait imaginer que c'était plus l'ensemble de son clan d'origine que Jésus avait remis à sa place, mais qu'il gardait une révérence secrète et non moins absolue pour sa maman. Peu importe alors que la scène d'aujourd'hui se soit produite ou pas (et elle n'a rien d'improbable, peut-être même s'est-elle reproduite à plusieurs sinon de nombreuses reprises...), si Luc est le seul à nous la raconter, c'est qu'elle lui tenait particulièrement à cœur.
Pourtant, Luc est celui qui manifeste par ailleurs le plus de tendresse pour Marie ! Pour lui, c'est à Marie qu'un ange annonce la future naissance de son fils, contrairement à Matthieu chez qui cette annonce est faite à Joseph. C'est Luc encore qui nous parle abondamment de Marie se rendant en hâte chez Élisabeth, du Magnificat, de son inquiétude quand Jésus était resté à Jérusalem lors de sa bar-mitsvah, et revenant comme un refrain : Marie gardait toutes ces choses en son cœur. Et puis après la mort et la résurrection, Luc mentionne encore la présence de Marie au cœur des disciples...
Mais c'est peut-être justement parce qu'il est le seul à avoir donné une place aussi importante à Marie dans l'histoire de son fils, que Luc a senti qu'il devait faire cette mise au point, pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté. On notera d'ailleurs à ce sujet que si, lors de la scène à Capharnaüm, il était question de ceux qui entendent la parole de Dieu et "font", ici Luc a choisi un verbe qui a un double sens, que j'ai essayé de rendre par "observer", qui peut bien sûr signifier "faire, accomplir", mais aussi "regarder" attentivement, et donc mémoriser, garder en mémoire, comme il l'a dit de Marie, gardant tout dans son cœur.

Agrandissement : Illustration 1

et il arriva comme il disait ces choses
qu'une femme de la foule éleva la voix
et lui a dit
« heureux le ventre qui t'a porté
et les seins que tu as tétés ! »
mais lui a dit
« plutôt
heureux ceux qui entendent la parole de Dieu
et l'observent ! »
(Luc 11, 27-28)