Billet original : Pas si facile !
« Amen, je vous dis : il ne s'est pas éveillé parmi ceux qui sont nés de femmes de plus grand que Jean le baptiseur. Mais il est un plus petit, dans le royaume des cieux, qui est plus grand que lui ! Depuis les jours de Jean le baptiseur jusqu'à présent, le royaume des cieux se force, et des forts le ravissent.
« Car tous les prophètes et la loi jusqu'à Jean ont prophétisé. Et si vous voulez accueillir ceci : lui-même, c'est Elie qui doit venir.
« Qui a des oreilles, entende ! »
Matthieu 11, 11-15
La liturgie va maintenant nous parler de Jean Baptiste — c'est-à-dire de celui qui a préparé les conditions du ministère de Jésus — pendant environ une semaine, jusqu'au 17 décembre précisément, à partir duquel commenceront la généalogie de Jésus, l'annonce à Marie, etc... — c'est-à-dire ce qui a préparé sa naissance. D'une manière générale, le rapport des premiers chrétiens à Jean Baptiste n'est pas simple : Jésus a été disciple de Jean, avant de mener sa propre barque. Ce fait gêne ceux qui veulent faire de Jésus plus qu'un homme, il trahit un Jésus qui ne savait pas dès le départ quelle était sa vocation, qui l'a découverte, comme vous et moi, en avançant dans sa vie. Ce fait gêne peut-être le plus ceux qui veulent faire de lui un Dieu (Luc, Jean), mais aussi ceux qui le considèrent plus simplement comme le Messie (Marc, Matthieu). Pour tous, Jésus était censé savoir qui il était, et ne pas avoir besoin par conséquent de se mettre à l'école d'un Jean, qui prophétisait seulement la venue de ce Royaume que, lui, était venu inaugurer...
Le texte que nous avons aujourd'hui est précieux pour nous renseigner sur la façon dont Jésus se comprenait lui-même, et comprenait le Royaume, pendant la première période de son ministère, en Galilée. Nous avons ici une séparation très nette entre deux périodes : d'une part celle qui, depuis la nuit des temps, a mené jusqu'à Jean, et sans doute plus précisément jusqu'au baptême de Jésus, et, d'autre part, celle qui a commencé à partir de ce moment-là. Jusqu'à Jean, donc, des prophètes, s'appuyant sur la Loi, qui prédisent la venue du Royaume, sans pouvoir pour autant y entrer. À partir de Jésus, c'est-à-dire à partir de son 'baptême', le Royaume est désormais accessible. Le premier à y être entré, c'est lui-même, par cette initiation première qu'il a reçue et qui lui a fait découvrir le Dieu Père. Et d'autres, pense-t-il, l'y ont suivi, ou sont en train de l'y suivre. Si Jésus pense, par contre, que Jean n'y est pas entré, c'est simplement parce que ce petit discours a été provoqué par la question qu'il vient de lui faire poser, depuis le fond de sa prison, par disciples interposés : es-tu celui que nous attendions ? es-tu vraiment le Messie ? Si Jean a des doutes, c'est forcément qu'il n'est pas entré lui-même dans ce Royaume...
D'après ce texte, Jésus semble bien avoir endossé pour lui-même ce rôle du Messie, à cette époque-là, même si ce n'est pas dit explicitement. Le fait que Jean soit identifié à "Élie qui doit venir" appuie encore cette idée, puisque Élie, ce prophète qui n'est pas mort mais avait été emporté aux cieux dans un char de feu, était censé pour beaucoup revenir pour l'établissement du Royaume, soit qu'il serait lui-même le Messie, soit qu'il l'assisterait. Le Royaume étant commencé, et Jean n'y étant pas entré, on est alors dans le deuxième cas de figure, avec dans le rôle du Messie Jésus, dont la mission a été préparée par le ministère de Jean. Tout ceci nous donne donc une vision très cohérente, avec cependant un petit problème, celui de la formule utilisée pour parler de ceux qui sont déjà entrés dans le Royaume : "le Royaume des cieux se force, et des forts le ravissent".
La plupart des traductions françaises ne parleront d'ailleurs pas de 'forcer' ni de 'forts', mais plutôt de "faire violence" et de "violents", ce qui ne change pas fondamentalement le sens, mais l'accentue encore plus. Une première interprétation, la plus traditionnelle, est de considérer que cette formule ne parle pas de ceux qui entrent effectivement dans le Royaume, mais de ceux qui essaient, seulement, d'y entrer par effraction. Ceci pourrait désigner les grands prêtres et autres autorités religieuses établies, les gardiens du système. Mais la violence, morale évidemment, que Jésus leur reproche, selon d'autres passages, serait plutôt d'empêcher d'y entrer. Ceci pourrait encore désigner les mouvements de type zélote, qui, eux, effectivement s'essayaient à faire advenir le Royaume par les armes. Mais ce serait bien le seul passage des évangiles qui en parlerait ! Et puis, enfin, si "le Royaume des cieux est forcé" pourrait éventuellement parler d'assauts qu'il subirait mais qui n'aboutiraient pas, par contre "des forts le ravissent" parle sans ambiguïté de certains qui y arrivent... Nous sommes donc en présence d'un langage rarement utilisé dans les évangiles pour parler de l'accès au Royaume. On pense plutôt spontanément à ce sujet à "heureux les doux, heureux ceux qui pleurent". Mais on peut quand même faire un rapprochement avec la parabole de l'homme fort vaincu par un plus fort que lui, symbolisant la défaite de Béelzeboul par un Jésus qui commande "même aux esprits". Il y a bien ici l'idée que "ça ne tombe pas tout cuit dans le bec", qu'il faut savoir quand même faire preuve d'une certaine force de persévérance, d'endurance, s'accrocher. L'image chez Jean de la seconde naissance le dit aussi : naître n'est pas qu'une partie de plaisir, pas plus pour l'enfant que pour la mère. Mais ça vaut le coup !