Moi je vous dis

Voici donc un premier exemple de comment l'enseignement de Jésus s'avère infiniment plus exigeant que la torah : "vous avez entendu qu'il a été dit..." ; effectivement, il y avait peu de gens qui savaient lire, si bien que la torah ils la connaissaient pour l'entendre, lue à haute voix, chaque shabbat à la synagogue, et donc ils ont bien "entendu" qu'il a "été dit" dans la torah "tu ne tueras pas !", et la sanction généralement sera alors d'être soi-même mis à mort. Mais voilà, là dessus la torah ne dit pas clairement comment éviter d'en arriver là, mis à part la recommandation générale d'aimer son prochain.

Jésus donc détaille : aimer son prochain suppose, avant d'en arriver jusqu'au meurtre, d'éviter déjà de se mettre en colère, apprendre à déceler en soi ce premier mouvement du cœur, voire la simple aversion, car c'est déjà de là que l'envie de meurtre pourrait naître par la suite, et voilà un premier pas concret proposé pour mettre en œuvre cet amour du prochain prôné par la torah : s'éduquer soi-même, apprendre à se connaître, beaucoup plus profondément que selon la seule interdiction de tuer ! et voilà aussi ce que signifie aimer son prochain, pas juste une histoire de sentimentalité imaginaire au pays des bisounours, non, mais une exigence de rigueur envers soi-même, car ça ne coule pas de source, ça demande des efforts.

Et pour bien faire comprendre l'idée et la poursuivre encore plus loin, il ne s'agira donc pas seulement de réfréner tout mouvement de colère, mais même toute manifestation de dénigrement ou de mépris ; "racaille" ne correspond peut-être pas exactement au "reiqa" hébreu mais manifeste à peu près le même degré de rejet de l'autre. Quant à "imbécile", ce n'est peut-être pas aussi agressif apparemment, mais en fait c'est dénier à l'autre qu'il puisse seulement même être responsable de ses actes, et donc en fait encore plus déshumanisant et humiliant, d'où peut-être la sévérité extrême de la condamnation méritée en ce cas : la géhenne de feu, l'image d'où est dérivée celle de la fournaise éternelle de l'enfer.

Mais l'enseignement proposé par Matthieu ne s'en arrête pas là. Car après les cas où nous pourrions nous laisser emporter par du ressentiment contre notre prochain, il en vient maintenant à des cas où il n'y aurait rien de tel de notre part, mais où ce serait ce prochain qui, lui, aurait quelque chose contre nous. Il faut en effet bien noter ici que dans cette anecdote de celui qui s'apprête à prendre part à un rituel cultuel, il n'est pas dit que, si son frère "a quelque chose contre" lui, ce soit de sa faute à lui ! Autrement dit, même si on n'y est pour rien dans l'aversion que l'autre peut avoir à notre égard, il nous est demandé de faire notre possible pour la dissiper. Et c'est encore le sens du dernier exemple dans le cadre d'une procédure judiciaire.

On passe alors à un autre degré de l'amour du prochain, ce n'est plus seulement de ne pas avoir de mouvement, même intérieur, contre les autres, mais c'est ensuite de faire tout ce qu'on peut pour aider les autres à ne pas en avoir non plus contre nous, déjà bien sûr en ne leur donnant pas de raison d'en avoir, mais même aussi s'ils n'en ont pas. C'est dans ce dernier cas qu'on devient ce qu'une des béatitudes appelait des "pacificateurs", celles et ceux qui sont source de paix dans le monde, qui la répandent, ce qui leur vaut alors le qualificatif d'être des fils de Dieu, à l'image de Dieu, agissant comme Lui, et c'est alors Lui qui, par eux, peut agir dans ce monde.

car je vous dis que si votre droiture
ne dépasse pas celle des scribes et des pharisiens
    vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux

vous avez entendu qu'il a été dit aux ancêtres
    "tu ne tueras pas !
    et qui tuerait sera passible du tribunal"
mais moi je vous dis que
    quiconque se met en colère contre son frère
sera passible du tribunal
    et qui dirait à son frère "racaille !"
sera passible du sanhédrin
    et qui lui dirait "imbécile !"
sera passible de la géhenne du feu

aussi si tu offres ton présent à l'autel
et que là tu te rappelles
    que ton frère a quelque chose contre toi
laisse là ton présent devant l'autel et va !
sois d'abord réconcilié avec ton frère !
    et alors viens et offre ton présent !

sois conciliant avec qui t'accuse
vite tant que tu es avec lui sur le chemin
    si jamais l'accusateur te livrait au juge
    et le juge au policier
    et tu seras jeté en prison
amen ! je te dis que tu ne sortirais pas de là
    que tu n'aies rendu jusqu'au dernier quart de sou

(Matthieu 5, 20-26)