Voilà typiquement ce que Jésus condamnait dans sa religion, et ce qu'on peut condamner à sa suite dans toute religion : ce sont des aveugles. Ces pharisiens qui ne faisaient que répéter les six cent treize commandements qu'ils avaient recensés dans l'ensemble de leurs écritures, tout comme les chrétiens qui s'accrochent à leur Trinité et leurs sept sacrements, et comme dans toute religion ceux qui se contentent de sa théologie et de ses rites et de sa morale, ce sont tous ceux-là ces aveugles qui prétendent guider des aveugles, et qui, tous, ne peuvent que finir dans un trou ; ou plus exactement, ils sont déjà dans ce trou, et ne sont pas près d'en sortir, parce que ce n'est rien de tout cela qui puisse suffire à les y aider.
Pourtant le judaïsme, en nommant son Dieu YHWH (mais il ne l'a sûrement pas inventé, cela lui a été donné), s'était déjà doté de tout ce dont chacune et chacun a besoin pour cette quête (et bien entendu on trouve l'équivalent dans toute religion, mais toujours trop évident, trop simple, pour qu'on y fasse attention) : YHWH, "je serai celui que je serai". Dieu n'est pas fixé, il n'est pas prédéfini, il est en devenir ; il n'y a donc pas de savoir, de connaissance, de lui qu'on puise thésauriser, qu'on puisse figer. Dès qu'on prétend pouvoir se baser sur quoi que ce soit à son sujet, c'est là qu'on peut être certain qu'on l'a perdu, qu'on en a fait une idole, un faux dieu, une idéologie. Le Vivant par excellence ne peut pas être capturé ni enfermé dans aucune cage, pas plus qu'aucune personne ne peut être réduite à ce que nous croyons connaître d'elle.
Tout ce qu'on peut faire, avec les autres autant qu'avec l'Autre, c'est vivre avec eux une relation, laquelle ne peut en aucun cas atteindre à un terme définitif à partir duquel nous pourrions dire que, ça y est, nous en avons fait le tour, nous savons qui il ou elle est. C'est cela la seule réalité d'une aventure spirituelle, rien n'y est jamais assuré en-dehors du seul fait même de la relation, de l'être ensemble, avec, l'autre. C'est à cela seul qu'un guide non aveugle peut "initier" : à ne pas s'enfermer dans des définitions, dans tout cet appareil élaboré par les religions, toutes ces théories et ces prétentions tellement ridicules mais surtout diaboliques, mortifères, désastreuses, catastrophiques, désolantes, enrageantes, iniques, alors que la réalité est finalement tellement simple, concrète, enfantine.
Quand YHWH (bien qu'il n'était pas encore connu sous ce nom-là à ce moment-là) dit à Abraham de quitter le pays de ses parents pour aller vers un autre pays qui lui sera donné, cet autre pays en question n'est évidemment pas un pays terrestre, ce n'est qu'un langage symbolique pour parler de ce pays-là qu'habite son Dieu, ce pays qu'on ne peut habiter qu'en ne s'imaginant jamais qu'on l'ait atteint, le pays non de l'errance dans la folie mais du chemin qui ne peut se faire qu'en marchant, de la vie qui ne peut se construire qu'en vivant, de la relation qui ne peut s'enrichir qu'en restant toujours ouvert à la nouveauté, à l'inattendu. Toute fixation, tout ce qui fige, appartient au domaine de la mort et non de la vie. On a le droit d'être fatigué parfois, de vouloir s'installer quelque part, poser ses valises, mais on n'a pas le droit de confondre cela avec la réalité ultime, et encore moins d'y enfermer autrui.
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et il leur a dit aussi une comparaison
« un aveugle peut-il guider un aveugle ?
est-ce que les deux ne tomberont pas dans un trou ?
il n'y a pas de disciple au-dessus du maître
mais une fois formé chacun sera comme son maître
alors pourquoi examines-tu
la sciure dans l'œil de ton frère ?
et la poutre qui est dans ton propre œil
tu ne la remarques pas !
comment peux-tu dire à ton frère
"frère ! laisse-moi extraire
la sciure qui est dans ton œil"
mais toi la poutre qui est dans ton œil
tu ne l'examines pas
mécréant !
extrais d'abord la poutre de ton œil !
alors tu verras clair
pour extraire la sciure qui est dans l'œil de ton frère »
(Luc 6, 39-42)