Billet original : Allez vous faire voir
Or, comme il va à Iérousalem, il passe aux confins de Samarie et Galilée. Comme il entre dans un village, dix hommes, lépreux, le rencontrent : ils se tiennent au loin, ils élèvent la voix en disant : « Jésus-Maître, aie pitié de nous ! » Il voit et leur dit : « Allez vous montrer aux prêtres. » Or, tandis qu'ils y vont, ils sont purifiés !
L'un d'entre eux, voyant qu'il est rétabli, revient, à forte voix glorifiant Dieu. Il tombe sur la face, à ses pieds, et lui rend grâces. Et, lui, c'était un Samaritain ! Jésus répond et dit : « Est-ce que les dix n'ont pas été purifiés ? Et les neuf, où sont-ils ? Il ne s'est trouvé pour revenir donner gloire à Dieu que celui-ci, un homme d'ailleurs ! »
Il lui dit : « Lève-toi ! Va ! Ta foi t'a sauvé. »
Luc 17, 11-19
Après avoir donné des Samaritains (Luc 9, 52-53) une première image pas vraiment sympathique, mais plutôt conforme à la réalité des relations entre Juifs et Samaritains, lorsqu'un de leurs villages refuse l'hospitalité à Jésus et ses disciples, c'est maintenant la deuxième occasion où Luc corrige le tir à leur sujet, la première étant la célébrissime parabole dite "du bon Samaritain" (Luc 10, 30-35). Il y avait effectivement pour le moins un sérieux différend entre les uns et les autres. Malgré les apparences, cependant, il n'y a que Jean (4, 1-42) qui se soit attelé sérieusement à penser une nouvelle place pour les Samaritains dans l'économie du salut, avec son épisode de la Samaritaine au puits de Jacob. Marc, pour sa part, ne parle pas du tout d'eux, cela ne semble pas être une question pour lui. Matthieu (10, 5), de son côté, tient pour l'exclusion des Samaritains du champ de la bonne nouvelle, quand, dans son discours missionnaire, il fait dire à Jésus en clair de ne pas plus aller vers les païens que vers les Samaritains. Luc, enfin, semble donc vouloir donner plutôt une bonne image d'eux, mais, si on y regarde de près, il les utilise en fait surtout pour donner une mauvaise image des Juifs...
Luc plante donc le décor : "aux confins de Samarie et Galilée". Il s'agit de justifier l'existence possible d'un groupe mixte composé d'habitants des deux territoires. Avec des lépreux, c'est éventuellement envisageable. Les lépreux étaient quasiment considérés comme ne faisant plus partie de leur peuple, on peut alors imaginer que, exclus pour exclus, ils aient accepté d'oublier l'animosité réciproque qu'ils avaient les uns pour les autres avant leur maladie. Accessoirement, ceci fait revenir Jésus sur ses pas jusqu'à son point de départ, dans sa marche sur Jérusalem, mais nous savions déjà que cette montée vers la capitale est une fiction symbolique plus qu'autre chose. Les lépreux se tiennent soigneusement éloignés de Jésus, c'est conforme aux prescriptions qui leur étaient imposées. De même, si on nous dit que Jésus "entre dans un village", nous devons comprendre qu'il s'apprêtait seulement à le faire, ces lépreux ne sont certainement pas dans l'agglomération, et, s'ils doivent élever la voix, c'est à cause de cette distance à laquelle ils se tiennent.
La réponse de Jésus à leur demande est un peu surprenante : il leur dit d'aller se montrer aux prêtres. Ce sont effectivement les prêtres qui sont chargés d'examiner la peau d'une personne soupçonnée d'être lépreuse, pour prononcer alors son exclusion de la communauté, ou inversement, d'examiner la peau d'un ancien lépreux, pour autoriser officiellement sa réintégration dans la communauté. Mais là, ces lépreux ne sont pas guéris ! et pourtant Jésus leur dit d'aller se présenter devant le prêtre. Il y a plusieurs façons possibles de comprendre cette suggestion de Jésus. Ils peuvent l'entendre comme une promesse, un sous-entendu, une annonce anticipée d'une guérison à venir. Mais ils peuvent aussi l'entendre comme un refus de Jésus d'accéder à leur demande, et qu'il les renvoie alors à la Loi et ses prescriptions, un peu comme s'il leur disait de se débrouiller avec leurs prêtres, que lui ne voulait pas s'en mêler. Et c'est ainsi que, lorsque la guérison se produit, un seul des ex-lépreux l'attribue à l'action de Jésus, tandis que, pour les neuf autres, elle va plutôt renforcer leur foi en leur tradition. Notons que le récit ne dit pas que ces neuf auraient été tous des juifs ! Luc ne prétend pas partager aussi binairement l'accueil du salut apporté par Jésus entre, d'un côté, neuf Juifs qui ne s'y ouvrent pas et, de l'autre, un Samaritain qui le fait. Mais il veut affirmer au moins clairement que ce sont les gens "d'ailleurs" qui y sont le mieux réceptifs. Et il n'est pas anodin non plus qu'il ait employé cette expression "un homme d'ailleurs". Pour Luc, ce Samaritain est avant tout le symbole de tous ceux qui ne sont pas juifs, cet 'ailleurs' fait référence à toutes les nations autres qu'Israël, à tous les 'païens', parmi lesquels il incorpore les Samaritains.
La phrase finale de Jésus nous confirme alors que là était le sens de cette histoire. Les dix lépreux ont été guéris, mais un seul a su recevoir le salut, ce qui est infiniment plus important, dans la perspective de l'évangéliste, et dans celle de Jésus aussi, sans doute. Au passage on peut noter le geste du Samaritain, qui "tombe sur sa face" aux pieds de Jésus, ce qui signifie qu'il s'étend complètement à plat ventre devant lui. Luc (5, 12) avait déjà utilisé ce geste lors de la première guérison d'un lépreux, alors que Marc (1, 40) parlait seulement d'agenouillement et Matthieu (8, 2) de prosternement. Ce geste, normalement, ne s'effectue que devant Dieu. C'est un des petits signes discrets dont on peut déduire quelle était la conception théologique de Luc au sujet de Jésus.