Billet original : Fin de mission
« Ne pensez pas que je vienne jeter la paix sur la terre : Je ne viens pas jeter la paix, mais l'épée ! Car je viens disjoindre homme contre son père, fille contre sa mère, épouse contre sa belle-mère. Ennemis de l'homme, ceux de sa maison !
« Qui aime père ou mère au-dessus de moi n'est pas digne de moi ! Qui aime fils ou fille au-dessus de moi n'est pas digne de moi ! Et qui ne prend pas sa croix et ne suit pas derrière moi n'est pas digne de moi ! Qui trouve sa vie la perdra ! Qui perd sa vie à cause de moi la trouvera !
« Qui vous accueille, m'accueille. Et qui m'accueille, accueille qui m'a envoyé. Qui accueille un prophète en nom de prophète recevra salaire de prophète. Qui accueille un juste en nom de juste recevra salaire de juste. Qui abreuvera un de ces petits — seulement d'une coupe d'eau fraîche — en nom de disciple, amen, je vous dis : il ne perdra pas son salaire. »
Or, quand Jésus achève de donner ses prescriptions à ses douze disciples, il s'éloigne de là pour enseigner et clamer dans leurs villes.
Matthieu 10,34 - 11,1
Voici la fin de ce discours missionnaire de Matthieu. On s'attendrait alors à ce que les disciples partent effectivement en mission, mais non, Matthieu oublie ce 'détail' dans l'histoire. Il n'est nulle part question de leur départ, non plus que de leur retour de mission, contrairement aux récits parallèles chez Marc (6, 12-13) et Luc (9, 6), qui font l'effort de nous dire au moins, à la fin du discours, même de façon très générique, que les disciples partent, prêchent, exorcisent et guérissent. Marc (6, 30) et Luc (9, 10), encore, nous disent un peu plus loin que les disciples reviennent et racontent à Jésus tout ce qu'ils ont fait. Matthieu avait pourtant le texte de Marc sous les yeux, mais il s'est laissé emporter dans sa prospective eschatologique, et peut-être a-t-il jugé qu'après de si hautes considérations, revenir à cette anecdote si terre-à-terre et contingente qu'a pu être le supposé vrai départ des douze aurait nui à ses perspectives, ou fait apparaître trop clairement le caractère anachronique de son discours ? C'est en tout cas une confirmation de plus, si besoin en était, de ce que les évangiles ne sont vraiment pas des récits biographiques ni historiques, mais des compositions destinées à transmettre un message d'ordre catéchétique, et pour lesquelles chaque évangéliste s'est senti très libre de sélectionner le matériau qui lui convenait et de l'organiser selon son projet théologique.
Dans les dernières péricopes rassemblées aujourd'hui par Matthieu pour composer ce discours missionnaire, cette constatation qu'ont souvent dû faire les premiers chrétiens, que Jésus pouvait être sujet de division jusqu'au sein de cette institution essentielle pour la stabilité sociale : la famille. On sait qu'à l'époque la notion de famille, en un sens plus élargi que pour nous aujourd'hui, était importante. Il n'y avait pas de "filet social" organisé par l'état ! la famille fonctionnait alors comme un clan et constituait la seule assurance en cas de coup dur. Et voilà que la question Jésus a fait voler en éclats un grand nombre de familles, au point que lorsque les autorités religieuses chercheront à combattre le développement de cette nouvelle branche du judaïsme qu'étaient les futurs chrétiens, il se trouvera jusqu'à des parents dénonçant leurs enfants, ou l'inverse ! d'où cette recommandation "qui aime père ou mère ou fils ou fille plus que moi..." Si nous entendions de nos jours un mouvement tenir de tels propos, nous le qualifierions évidemment automatiquement de secte. C'est donc ce qu'étaient les premiers chrétiens encore juifs, une secte, qui n'avait pas peur de détruire les familles au nom de cette lubie que leur maître serait le Messie (drôle de Messie qui n'a pas été capable d'échapper à la mort), et qui blasphémait en prétendant que Dieu les guidait chacun personnellement, comme s'ils étaient tous des prophètes !
Nous avons du mal à nous rendre compte à quel point il pouvait sembler légitime aux juifs pieux de combattre ceux de leurs coreligionnaires qui se réclamaient de Jésus. Nous avons du mal à nous en rendre compte, parce que la secte Jésus a fini par réussir et prendre l'ampleur que nous lui connaissons. Parce que, aussi, nous sommes nés dedans et considérons ses prétentions comme l'évidence, ou alors, si nous n'en faisons pas partie, parce qu'elle a quand même façonné notre culture. Mais quand les Actes nous décrivent le futur Paul pourchassant les chrétiens animé d'un grand zèle, nous ne devons aucunement douter que ce zèle était bien motivé par une conscience religieuse, justifiée à bien des égards. Jésus lui-même, le premier, eut une attitude scandaleuse vis-à-vis de sa famille, venue le chercher pour stopper la folie qu'il avait enclenchée en Galilée. Refusant de les recevoir, les reniant même en affirmant que sa 'vraie' famille ce n'était plus eux, mais la bande de va-nu-pieds qui se pressaient autour de lui, attirés par les miracles et un soit-disant 'enseignement' honteusement permissif. Rien n'est simple, en réalité, et il vaudrait mieux que la résurrection ne se révèle pas un jour n'être qu'une supercherie, car de fait, comme l'a bien dit le même Paul plus tard, après sa conversion, tout s'écroulerait, ravalant l'orgueilleuse nouvelle religion au rang de ce qu'elle aurait pu et dû rester, un groupuscule aux idées fantasques, si ce n'est diaboliques.
Mais non ! nous savons que le Dieu de Jésus, ce n'est pas de la blague. Mais ce n'est pas tant parce que nous croyons à la résurrection, que nous le savons. Paul, ici, est un peu faible dans son raisonnement "si le Christ n'est pas ressuscité, vaine est notre foi". Croire n'est pas savoir. Il nous faut donc plus qu'une foi transmise, plus qu'une religion dans laquelle nous sommes nés, ou qui nous a attirés par ses enseignements. Il nous faut l'expérience qu'a faite Jésus de son vivant du Dieu intime, présence réelle, paix infinie, comme notre vraie nature. Expérience que nous faisons quand nous "perdons notre vie", pour découvrir alors cet Autre plus nous-même que nous-même, et entrer ainsi, déjà, dans notre résurrection.