Toute la première partie de ce passage ne peut pas avoir été prononcée par Jésus. On nous donne là les règles à suivre en cas de différends entre deux personnes appartenant à une même "communauté", "assemblée", "église" (ekklesia, en grec). Or, nous n'avons aucun signe dans les évangiles ni aucun autre document qu'il ait existé une telle institution du vivant de Jésus. De son vivant, tout au plus a-t-il pu exister un groupe de Douze disciples choisis parmi l'ensemble des disciples, mais cet ensemble de tous les disciple ne semble pas avoir été organisé ni structuré d'aucune manière, il s'agit là d'une expression assez vague qui décrit des personnes qui pouvaient s'attacher à Jésus, à son enseignement, le suivre éventuellement pendant un certain temps, mais voilà tout.
Il ne pouvait donc être question d'aller exposer un cas devant la communauté et que celle-ci décrète l'exclusion du contrevenant ! À la rigueur, deux ou trois disciple pouvaient-ils se mettre d'accord entre eux pour formuler un reproche à l'égard d'un autre, mais ça ne pouvait pas aller plus loin ; ce n'est pas parce que ces deux ou trois là partageaient une même opinion que cette dernière était par le fait même validée, et donc pas non plus d'instance communautaire pour le faire. En bref, il n'y avait pas encore d'institution, il n'y avait pas de hiérarchie, il n'y avait pas d'organes de direction, de définition du licite et du non licite. D'ailleurs, du vivant de Jésus, il semble évident que c'était lui qui était la référence pour toute question qui se serait posée, ce qui confirme bien que ce passage n'est pas une parole de lui mais de ses successeurs et héritiers, des premiers chrétiens, effectivement organisés eux en communautés, lesquelles pouvaient choisir d'exclure de leur sein ceux qu'elles considéraient comme indésirables.
On voit ainsi à quel point les évangiles peuvent mélanger, à la fois des paroles authentiquement prononcées par Jésus, et d'autres qui ne viennent pas de lui, mais en les mettant toutes sous son autorité, en faisant comme si c'était lui qui les avait toutes dites. Ici, on a pu encore assez facilement faire le tri en prenant un peu de recul et parce qu'il y a cette histoire de communauté, qui n'existait pas encore de son temps. Mais d'une manière générale, comment savoir si on a bien affaire à une de ses paroles à lui ou à une parole dont ceux qui ont composé les évangiles ont estimé qu'elle était conforme à ce qu'il aurait pu dire et qui la lui ont attribuée sans autre forme de procès ? En fait, dans beaucoup de cas ce sera très difficile d'acquérir une certitude.
Aussi, l'essentiel n'est-il peut-être pas là. Après tout, peu importe si ce qu'on lui attribue n'est pas réellement de lui, du moment que c'est effectivement cohérent avec ce qu'il aurait pu dire. Mais ceci signifie qu'on ait une idée par ailleurs de qui il a pu être, justement au-delà d'un tel flou. Là-dessus, il semble difficile d'écarter qu'il ait eu une certaine notoriété au moins dans un premier temps, qu'il y ait eu des foules pour s'enthousiasmer pour lui, car sinon il n'aurait dérangé personne parmi les autorités. Mais ensuite, on peut aussi maintenir sans grand doute tout ce qu'il a refusé d'endosser par rapport au rôle de messie tel que les gens se le représentaient, qu'il a refusé d'entrer dans les jeux de pouvoir temporel, qu'il prônait la non-violence et témoignait d'un Dieu qui ne s'impose d'aucune manière à personne, et en cela il était absolument révolutionnaire.
De ce point de vue, toutes ces procédures d'exclusion, ces histoires de définir le licite et l'illicite, de lier et délier, ne peuvent donc être considérées, au mieux que comme des pis-allers du fait que toute organisation humaine ne peut pas se passer de règles et de définitions, au pire que comme une trahison du fait qu'il n'est pas certain du tout qu'il ait été, ni soit encore, judicieux de vouloir instituer quoi que ce soit en se réclamant de cet homme. On aura beau dire que, s'il n'y avait eu ces institutions qui nous ont donné les différentes confessions chrétiennes, on ne saurait peut-être plus rien de l'homme, on aura beau dire cela, on n'en sait en fait rien. Même si, cependant, l'exemple de la communauté johannique qui éclata au début du deuxième siècle tendrait, peut-être, à plaider pour la nécessité de ces institutions. Peut-être..., mais sans que ça ne les justifie pour autant !

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et si ton frère a péché
va le reprendre entre toi et lui seul !
s'il t'entend tu auras gagné ton frère
mais s'il n'entend pas
prends avec toi un ou deux de plus !
afin que "sur la bouche de deux ou trois témoins
soit établie toute parole"
et s'il refuse de les entendre
dis-le à la communauté !
et s'il refuse d'entendre aussi la communauté
qu'il soit pour toi comme le païen et le taxateur !
amen ! je vous dis
tout ce que vous aurez lié sur la terre
sera lié dans le ciel
et tout ce que vous aurez délié sur la terre
sera délié dans le ciel
amen ! je vous dis encore
si deux d'entre vous s'accordent sur la terre
au sujet de quoi que ce soit qu'ils demandent
cela leur adviendra
de par mon père qui est dans les cieux
car là où deux ou trois se sont rassemblés en mon nom
là je suis au milieu d'eux
(Matthieu 18, 15-20)