Nous assistons ici à la rencontre de deux mondes. Il n'est pas sûr que celui qui nous raconte la scène s'en soit seulement aperçu, tant il appartient à celui de ces deux mondes qui, souvent, n'a que la plus vague idée de l'autre, alors que ceux qui appartiennent à l'autre ne savent que trop l'existence de cette différence, et, le plus souvent, en souffrent, d'ailleurs peut-être plus de cette ignorance, qui s'apparente tant à du mépris. On a compris, je suppose, il s'agit du monde des pauvres et de celui des riches, il s'agit d'une part du monde de ces disciples galiléens plutôt issus de milieux modestes (pêcheurs, journaliers, petits artisans) et d'autre part de cette famille de Béthanie.
Un parfum qui ne coûte jamais que la bagatelle de trois cent deniers, autrement dit rien que ce qu'ils n'auraient pu gagner qu'en accumulant leurs revenus d'une année entière de travail, sans rien en dépenser. Oui, on pourrait imaginer que la pauvre Marie aurait économisé jour après jour tout du long d'une vie de labeur harassante de quoi acheter ce parfum, si ce n'est qu'il est guère crédible qu'elle ait fait la connaissance de Jésus depuis plus de trois quatre ans maximum... Non, le plus probable est que cette famille de Béthanie fait partie du dessus du panier, des propriétaires, de ceux qui n'ont jamais vraiment travaillé de leur vie mais plutôt fait travailler les autres pour asseoir et alimenter toujours plus leur fortune. Tout comme, d'ailleurs, le narrateur, notre évangéliste Jean, membre plus que vraisemblablement de la famille de Hanne, et qui possède dans sa maison de Jérusalem une salle grande comme une auberge...
Et pourtant ces gens — la famille de Béthanie, l'évangéliste "disciple que Jésus aimait", mais aussi sans doute Joseph d'Arimathie, Nicodème, et d'autres encore certainement, tous résidents de Jérusalem ou des environs — étaient devenus eux aussi des amis de Jésus, comme les pêcheurs et autres petites gens de Galilée, avec ces deux caractéristiques qui les distinguaient : d'une part l'origine géographique (et l'antagonisme Judée-Galilée était bien plus qu'un antagonisme capitale-province, car la Galilée était suspecte, aux yeux de la Judée, de se mêler aux païens, aux goïm, d'un manque donc d'orthodoxie, de rigueur et de zèle, dans leur foi) ; et d'autre part l'origine de classe, l'origine sociale, entre le haut et le bas du pavé.
Alors la réaction attribuée à Judas a bien pu être, au moins tacitement, celle de tous les disciples galiléens présents. C'était épidermique ; les fastes du repas et de la demeure n'avaient pu que les déstabiliser profondément, et l'énormité du gaspillage de ce parfum a été la goutte qui faisait déborder ce vase, cette fois ils ne pouvaient plus en tenir, ils étaient scandalisés. Il est bien possible pourtant que ce soit Judas seul qui ait exprimé tout haut ce que les autres ressentaient sans oser le manifester devant Jésus, mais ils le pensaient certainement eux aussi très fort. Mais lui, Jésus, comprend aussi l'intention de Marie, et ne veut pas non plus la réprouver. Délicat équilibre à tenir entre ces deux mondes, lesquels ne se réconcilieront sans doute pas vraiment avant le deuxième siècle (si tant est qu'ils l'aient effectivement fait : on peut soupçonner que le développement ultérieur du christianisme, avec l'apparition d'une hiérarchie interne, ait été plus ou moins le fait de sa seule composante "d'en haut").
On peut noter aussi cette décision, ou au moins projet, de mettre aussi à mort Lazare, et non seulement Jésus, et noter surtout que les motifs invoqués désormais ne sont plus du même ordre. Pour Jésus, il s'agissait de conjurer le risque d'intervention des romains ; on peut considérer qu'il s'agissait d'un véritable souci du bien de l'ensemble du peuple juif, comme vu dans le précédent billet. Ici, s'agissant de Lazare, cela ressemble plus à des objectifs de simple concurrence interne au judaïsme entre factions diverses : les partis des sadducéens et des pharisiens craignent de perdre de leur influence au profit du "parti" de Jésus. On ne doit évidemment pas nier ces aspect des choses des motivations réelles qui ont mené à l'élimination de Jésus : là non plus on n'est pas dans le domaine spirituel, pas dans le blasphème, lequel serait à juste titre inacceptable, mais dans le domaine simplement politique, et même pas dans celui de la politique extérieure, dans celui de la survie de la nation, mais des simples, habituelles, banales, batailles de chiffonniers que nous ne connaissons malheureusement que trop de tout temps et en tous lieux pour détenir le pouvoir.
Agrandissement : Illustration 1
alors six jours avant la Pâque,
Jésus vint à Béthanie
où était Lazare
que Jésus a réveillé des morts
et on lui fit là un repas
et Marthe servait
et Lazare était l'un des convives avec lui
alors ayant pris une livre de parfum
d'un nard authentique de grand prix
Marie en oignit les pieds de Jésus
et essuya ses pieds de ses cheveux
et la maison fut remplie de l'odeur du parfum
mais Judas l'Iscariote
un de ses disciples
celui qui va le livrer
dit
« pourquoi ce parfum
n'a-t-il pas été vendu pour trois cents deniers
et donné aux pauvres ? »
mais il a dit cela
non parce qu'il se souciait des pauvres
mais parce qu'il était voleur
et qu'ayant la sacoche il dérobait ce qu'on y mettait
alors Jésus a dit
« laisse-la ! c'est pour le jour de mon ensevelissement
qu'elle le gardait
or les pauvres vous en aurez toujours près de vous
mais moi vous ne m'aurez pas toujours »
cependant la foule nombreuse des Judéens sut qu'il était là
et ils vinrent
pas seulement à cause de Jésus
mais aussi pour voir Lazare qu'il avait réveillé des morts
et les chefs des prêtres résolurent de tuer Lazare aussi
parce que à cause de lui de nombreux Judéens
s'en allaient et croyaient en Jésus
(Jean 12, 1-11)