C'est ici le début des malédictions sur les scribes (spécialistes de la torah) et les pharisiens selon Luc. Par rapport à Matthieu, Luc les a scindées en deux groupes, les unes adressées aux pharisiens seuls, puis les autres aux scribes seuls, mais à part ça, dans l'ensemble on retrouve sensiblement les mêmes chez les deux auteurs. Dans notre esprit, un pharisien est synonyme de personne hypocrite. Cependant, d'une part il est faux que les pharisiens aient tous eu les comportements qui leur sont reprochés dans les évangiles, ce ne sont que certains parmi eux, et peut-être même pas dans une proportion plus importante que parmi les sadducéens par exemple, et certainement pas autant que parmi les esséniens...
D'autre part, il est plutôt excessif de traduire le mot grec "hupokrités" par "hypocrites", car si le mot grec parle bien d'une personne dont l'apparence ne correspond pas à l'intérieur, il n'implique pas pour autant que cette personne soit consciente de cet état de fait : elle se trompe, elle se leurre elle-même, en s'imaginant bien agir, mais ce n'est pas forcément voulu de sa part, contrairement à ce que signifie pour nous le mot "hypocrite". Mais il est vrai que c'est Matthieu surtout qui utilise ce qualificatif : quatorze fois dans son évangile, contre trois fois seulement chez Luc, et une seule chez Marc.
Sur l'histoire de purification de la vaisselle dont il est question aujourd'hui, on note une première différence de Luc par rapport à Matthieu : Matthieu oppose à la pureté du récipient la pureté de ce qui est mis dedans, donc des aliments qu'ils contiennent. Pourtant, les pharisiens procèdent bien à des lavages rituels autant de leurs aliments que des récipients. Son reproche porte donc, implicitement, sur la façon dont ils ont acquis ces aliments, affirmant que c'est par quelque chose comme du vol, ou de la malhonnêteté, qu'ils les ont obtenus, et non par le fruit de leur digne labeur ; c'est le reproche qu'on peut faire d'une manière générale à tous ceux qui vivent de l'exploitation de leurs semblables !
Luc, donc, le dit alors plus clairement, explicitement : "votre" dedans (et non pas comme chez Matthieu les aliments mis dans le récipient) est plein de rapacité et de méchanceté. Le sens, bien sûr, est le même, mais ceci va permettre à Luc d'être encore plus clair sur la conclusion. Matthieu, en effet, continue dans l'implicite : il s'agit pour le pharisien de purifier "l'intérieur de la coupe", mais il risque bien de comprendre alors que ce qui lui est reproché est de ne pas procéder comme il faut aux ablutions de ses aliments... C'est vraiment terriblement elliptique comme façon de s'exprimer, beaucoup trop allusif. Et d'ailleurs tellement ambigu, que la plupart des traductions françaises de Luc vont s'y tromper en s'imaginant qu'il dit peu ou prou la même chose que Matthieu...
En effet, pratiquement toutes ces traductions parlent de donner en aumône, depuis simplement ce qui est dans le récipient jusqu'à tout ce qu'ils possèdent, selon l'inspiration des uns et des autres ! et alors "tout sera pur pour vous". Personnellement, je ne sais pas exactement ce qui sera pur, ce qui me semble évident c'est qu'ils ne vivront plus longtemps s'ils donnent systématiquement toute leur nourriture aux pauvres... Mais Luc avait bien pris soin de préciser que le problème, avant que d'être celui de ce qu'ils mettent dans leurs plats, c'est eux : le dedans dont il parle, qu'il s'agit de purifier, c'est leur dedans à eux, et non le dedans des coupes et des plats, et la solution radicale qu'il avance, c'est qu'ils s'offrent eux-mêmes à Dieu.
On est donc très loin d'une simple histoire d'aumône ou de charité, dont on sait bien à quel point elles peuvent être justement des expressions parfaites de notre fameuse hypocrisie ! Non, Luc va ici au cœur du problème, à la racine du mal : notre ego, ce moi auquel je m'accroche, qui résiste, comme si j'en étais l'auteur et le propriétaire, et que je serai prêt à défendre bec et ongles, quel qu'en soit le prix pour les autres.
Ceci dit, il est certain que c'est une question qui n'est pas simple : comment vais-je faire pour lâcher prise ? comment le moi peut-il décider de renoncer à lui-même, alors que, ce faisant, c'est encore lui qui en prendrait l'initiative ? C'est pourquoi, le plus souvent, cela ne se produit qu'au bout d'un chemin rempli de souffrances, pour qu'il soit amené à enfin jeter l'éponge par épuisement de toute son énergie, mais surtout pas de souffrances choisies non plus (les mortifications, flagellations, cilices, etc.), puisqu'alors elles ne sont encore qu'un renforcement déguisé de l'égo.

Agrandissement : Illustration 1

puis comme il parlait
un pharisien lui a demandé de déjeuner chez lui
et étant entré il s'est installé
ce que voyant le pharisien s'est étonné
qu'il n'ait pas d'abord fait d'ablution
avant le déjeuner
mais le seigneur lui a dit
« vous voilà les pharisiens !
le dehors de la coupe et du plat
vous le purifiez
mais votre dedans
est plein de rapacité et de méchanceté
imbéciles !
est-ce que celui qui a fait le dehors
n'a pas fait aussi le dedans ?
donnez seulement en offrande l'être intérieur
et voici que tout est pur pour vous »
(Luc 11, 37-41)