Billet original : Un jour ...?
« Comme il arriva aux jours de Noé, de même il en sera aux jours du fils de l'homme : ils mangeaient, buvaient, ils se mariaient, elles étaient mariées... jusqu'au jour où Noé est entré dans l'arche. Et vint le cataclysme, et il les perdit tous. De même, comme il arriva aux jours de Lot : ils mangeaient, buvaient, achetaient, vendaient, plantaient, bâtissaient… Mais au jour où Lot est sorti de Sodome, il a plu feu et soufre du ciel, et il les perdit tous. Ce sera pareil au jour où le fils de l'homme est révélé.
« En ce jour-là : qui sera sur la terrasse, et ses affaires dans la maison, qu'il ne descende pas les prendre ! Et qui sera dans le champ, de même, qu'il ne revienne pas en arrière ! Souvenez-vous de la femme de Lot ! Qui cherchera à épargner sa vie la perdra. Et qui la perdra, la fera vivre ! Je vous dis : en cette nuit, ils seront deux sur un seul lit, l'un sera pris, et l'autre laissé ! Elles seront deux à moudre ensemble, l'une sera prise, et l'autre laissée ! »
Ils répondent et lui disent : « Où, Seigneur ? » Il leur dit : « Où est le corps, là les vautours se rassembleront. »
Luc 17, 26-37
Il devrait être inutile de préciser que ce texte, qui continue celui d'hier, ne parle plus du tout du Royaume, mais de cette notion qui devrait être bien distincte dans notre esprit, qu'est le supposé retour futur et définitif de Jésus. Il devrait aussi être inutile de rappeler qu'autant il est certain que le thème du Royaume a été abordé et développé par Jésus dans son enseignement, autant il est certain que le thème de son retour définitif, lui, est le fruit des seuls premiers chrétiens. Jésus ne savait rien de ce qui se passerait après sa mort ! Jésus ne savait pas si ses disciples finiraient ou non par expérimenter quelque chose de sa propre relation au Père, et savait donc encore moins qu'ils interpréteraient cette expérience comme signifiant que lui, Jésus, était de nouveau vivant pour eux ! tout en restant attachés à l'attente d'un Royaume comme événement collectif universel futur et ponctuel dans le temps, marquant la fin de l'Histoire. Bref, Jésus n'avait aucune idée de cette construction hybride qu'ils allaient se bricoler et qu'ils appelleraient le jour du fils de l'homme, le retour définitif de Jésus, la parousie, la fin des temps, etc...
Entrer alors dans le détail de ce qu'ont dit ces premiers chrétiens sur cet événement qu'ils espéraient, ne nous apprend en réalité pas grand chose par rapport au même discours qui était déjà tenu par certains avant même la venue de Jésus ! C'est une description classique d'un Royaume inauguré par un Messie, telle que l'avaient élaborée certaines tendances du judaïsme depuis déjà plusieurs siècles. Une figure providentielle, qui est à la fois un homme tout en pouvant être plus qu'un homme, et que les premiers chrétiens ont assimilée à Jésus ressuscité, devait venir restaurer la souveraineté d'Israël sur sa terre. Sur cette base, les scénarios pouvaient varier, broder, envisager des conséquences au niveau mondial, mettre en œuvre un jugement pour savoir qui serait digne d'y entrer, accompagner le tout de phénomènes cosmiques, etc... Dans notre texte du jour (et déjà dans la seconde péricope de celui d'hier), on voit que les premiers chrétiens ont surtout insisté sur la soudaineté de l'événement : comme l'éclair qui surgit dans le ciel, comme les vautours qui se rassemblent dès qu'un animal meurt.
Pour appuyer cette soudaineté, il est bien sûr fait appel à des événements passés de l'histoire du peuple juif. Sont donc invoquées l'histoire de Noé et du déluge, comme dans la version parallèle de Matthieu (24, 37-39), mais aussi ici, ce qui est propre à Luc, l'histoire de Lot et de la destruction de Sodome. D'aucuns n'ont pas manqué de remarquer que le premier épisode met en œuvre une destruction par l'eau, et le second une destruction par le feu (c'est sans doute ce qui a motivé Luc à ajouter ce second épisode), et ne manquent pas de gloser sur ce que pourra être le fléau accompagnant l'avènement du fils de l'homme ! L'air ferait un très bon candidat, par les temps qui courent, cet air de plus en plus pollué par l'effet de serre, lequel nous gratifie aussi de quelques effets de feu (réchauffement climatique), et même d'eau (hausse du niveau des océans)... Ce n'est pas la première fois que des événements réels (l'état écologique catastrophique de notre planète, mais aussi dans le passé des épidémies de peste, par exemple), ou supposés (les changements de millénaires, entre autres), renvoient certains à ce genre de spéculations plus que douteuses, mais qui rejoignent en fait précisément les motivations des premiers chrétiens quand ils ont produit des textes comme celui d'aujourd'hui.
Autres illustrations de la soudaineté supposée de la venue du fils de l'homme, ces images marquantes tirées du cadre de la vie quotidienne : un homme se délassant sur le toit/terrasse de sa maison, un autre travaillant dans son champ. On retrouve ces images aussi chez Marc (13, 15-16) et Matthieu (24, 17-18). Elles proviennent vraisemblablement de l'épuration menée par les romains après la destruction de Jérusalem en 70, comme tend à l'indiquer la première recommandation qui les précède, chez Marc (13, 14) et Matthieu (24, 16), mais non reprise par Luc : "Alors, ceux de la Judée, qu'ils fuient dans les montagnes ! Qui est sur une terrasse...". Cette répression menée par les romains, dans la foulée de la prise de Jérusalem, littéralement rasée, ont marqué les esprits par leur extrême rigueur, il aurait été surprenant que ces événements ne soient pas repris dans un texte comme celui-ci. Plus importantes, cependant, que cette répression en elle-même, ont été les conséquences théologiques de la destruction du Temple, mais ceci à plus long terme, origine de la rupture entre juifs et chrétiens, obligeant les uns et les autres à repenser leurs espérances en termes moins matérialistes. Mais c'est une autre question.
Soudaineté de l'événement, telle est la caractéristique principale qu'ont voulu développer les évangélistes, ce qui viserait plutôt à dissuader leurs communautés de se perdre en supputations infinies à vouloir discerner des signes avant-coureurs de l'événement. C'est que ce retour finissait pas se faire désirer comme l'Arlésienne. C'était tout leur horizon. Une des conséquences en était que certains pouvaient avoir tendance à perdre tout sens des réalités concrètes temporelles (Paul fustige ceux qui prétendent ne plus gagner leur pain), ou encore à se "tourner les pouces" spirituellement, persuadés de faire déjà partie des élus (sur ce point, plusieurs passages des évangiles invitent à veiller sans cesse, ne pas s'endormir, etc...). C'est un peu la même raison qui a présidé à doter le retour de Jésus de ce caractère imprévisible, pour couper court à tout laisser-aller. En même temps, bien sûr, c'est ce qui va permettre de reporter toujours plus loin dans un futur hypothétique cet événement qui devient de plus en plus mythique. Faut-il souligner en conclusion que les églises feraient bien d'abandonner complètement ce thème, pour revenir à/redécouvrir celui bien plus fondé du Royaume accessible aujourd'hui et maintenant ?