Il n'est pas sûr que les quelques phrases qui concernent Judas soient bien à leur place ici. On ne voit effectivement pas pourquoi il ne serait pas invité, comme les autres disciples, à se faire serviteur, à imiter son maître ; ce serait vraiment trop enfoncer le clou ! C'est dans ce seul évangile de Jean qu'il est dit que Jésus savait à l'avance qui le livrerait au sanhédrin, ce qui supprime déjà le libre-arbitre de Judas ; et en conséquence faire comme si tous les enseignements de Jésus ne le concernaient pas, puisque de toutes façons il ne les suivrait pas ? Non, de ce point de vue-là, je crois qu'il est plus vraisemblable que ces deux versets, pour quelques raisons que ce soit, ont été déplacés, ou alors qu'il s'en est perdu quelques autres qui pouvaient faire transition avec ce qui vient avant et après.
Mais on remarquera que, justement, cet avant et cet après vont très bien ensemble. En premier, après avoir lavé les pieds des disciples — tâche normalement réservée à des esclaves... —, Jésus leur explique qu'ils sont invités à suivre son exemple, à faire comme lui, se mettre au service des autres ; et, étant donné que ce service-là, de leur laver les pieds, n'est qu'un symbole du service le plus grand qu'il soit possible et qu'il va leur rendre maintenant en donnant sa vie pour eux, on voit jusqu'où peut aller cette invitation à le prendre pour modèle. Mais, en faisant cela, chacun à sa mesure, à travers eux ce sera leur maître qu'on pourra découvrir à l'avenir, dans une chaîne possiblement infinie de témoignages de vie en témoignages de vie.
Et puis, au-delà de leur maître, ce sera aussi et surtout celui qui l'avait lui-même inspiré qui se révélera ainsi, celui qu'il appelle le Père... : Dieu. C'est Dieu, c'est le Père, qui le premier s'est donné lui-même ; tel est en tout cas ce Dieu dont nous parle cet évangile, ce Dieu tel que Jésus le connaissait, un Dieu qui se donne, et qui ne fait que ça, parce qu'il ne sait pas faire autre chose. On est très loin de la supposée toute-puissance qu'on lui attribue généralement...! Non ! Jésus, lui, s'est bien révélé à nous par son impuissance à se faire comprendre autrement qu'en donnant sa vie ; eh bien, le Père, c'est pareil.
Comment effectivement penser encore qu'il soit doté de quelque pouvoir que ce soit quand on voit tout le malheur du monde, et c'est bien sûr en conséquence une des causes principales de l'athéisme, qu'on se réfère à un tel Dieu fantasmé tout-puissant, et bien sûr dans ce cas on ne comprend pas qu'il puisse laisser faire tout cela, le permettre, au point même qu'on va alors le soupçonner de sadisme. Non, s'il y a une représentation de Dieu qui puisse se défendre, c'est uniquement s'il est impuissant, dans l'impossibilité intrinsèque d'empêcher le mal. Tout mal : pas seulement celui dont des hommes sont responsables, car en ce cas on peut arguer que c'est parce qu'il leur laisse leur liberté, et donc celle d'en faire un mauvais usage. Non, ce n'est pas seulement contre ce mal-là que Dieu ne peut rien faire, mais c'est jusque y compris sur le principe même du mal, tout ce qui peut nous faire du mal, tomber, avoir faim, les phénomènes climatiques, devoir se battre rien que pour vivre...
Et qu'on ne vienne pas ici parler du péché originel pour prétendre que tout ceci serait la faute de l'homme ! Non, dans le jardin d'Éden, s'il existait un arbre de la connaissance du bien et du mal, cela signifiait que le bien et le mal existaient déjà ; ce n'est pas d'avoir mangé de ce fruit qui a donné naissance au mal, cela leur a seulement ouvert les yeux sur le fait que le mal existait, ils en sont devenus conscients, alors qu'avant ils ne l'étaient pas. Le mal était déjà là, en Éden, et comme il n'est pas raisonnable de penser à un Dieu du mal éternel adversaire du Dieu du bien, et pas raisonnable non plus de penser que Dieu ait volontairement créé le mal en plus du bien comme ça sans raison, cela ne peut signifier qu'une chose : qu'il n'était pas possible de créer quoi que ce soit sans qu'il n'en résulte et l'un et l'autre.
Effectivement, si le mal n'existait pas, il n'y aurait pas de création du tout, il n'y aurait tout au plus que des rouages à l'intérieur de Dieu, mais pas d'êtres humains qui puissent être d'authentiques vis-à-vis pour lui, avec lesquels il puisse s'entretenir, et réciproquement...
Agrandissement : Illustration 1
puis quand il eut lavé leurs pieds et mis ses vêtements
et s'étant de nouveau allongé
il leur a dit
« Comprenez-vous ce que je vous ai fait ?
vous m'appelez vous le maître et le seigneur
et vous parlez juste car je le suis
si donc moi le seigneur et le maître
j'ai lavé vos pieds
vous aussi vous devez vous laver les pieds
les uns des autres
car c'est un modèle que je vous ai donné
pour que comme moi je vous ai fait
vous aussi vous fassiez
amen ! amen ! je vous dis
un serviteur n'est pas plus grand que son seigneur
ni un envoyé plus grand que celui qui l'a envoyé
si vous comprenez cela
heureux êtes-vous si vous le faites !
ce n'est pas de vous tous que je parle
— moi je connais ceux que j'ai choisis —
mais c'est afin que soit accomplie l'Écriture
"celui qui mange mon pain
a levé contre moi son talon"
je vous le dis dès maintenant avant que cela n'arrive
afin que quand ce sera arrivé
vous croyiez que c'est moi
amen ! amen ! je vous dis
qui reçoit celui que j'ai envoyé
c'est moi qu'il reçoit
et qui me reçoit
reçoit celui qui m'a envoyé »
(Jean 13, 12-20)