Cet homme croit en Jésus, il le croit capable de guérir son esclave à l'article de la mort. Est-ce pour cela que Jésus admire la foi de cet homme au point de dire qu'il n'en a pas trouvé de pareille dans tout Israël (c'est-à-dire parmi tous ses coreligionnaires, parmi tous les Juifs) ? A priori, non : il y a eu bien d'autres guérisons extraordinaires, d'autres malades ou infirmes, lesquels, soit eux-mêmes, soit leurs proches, le croyaient tout autant capable de les guérir. Ce n'est donc pas cela que Jésus admire, mais c'est l'argument qu'il a utilisé, argument qui implique que son auteur ait compris quelque chose d'essentiel sur à qui il s'adresse, sur le pourquoi ou le comment il le croit capable de telles choses dont il a déjà entendu parler.
Pour beaucoup, en effet, c'est simplement le fait d'avoir entendu parler de guérisons qui se sont produites ailleurs, qui leur fait penser qu'il pourrait en être de même pour eux ou pour leurs proches : ils croient simplement en Jésus, en ce qu'il peut faire. Mais ce chef de cent, en évoquant son cas personnel dans le métier qu'il exerce, en mentionnant précisément que si, lui, il a de l'autorité sur ses hommes, c'est parce que cette autorité il l'a reçue d'un autre, qu'elle ne vient pas de lui-même, proclame ainsi que, à ses yeux, il en va de même pour Jésus, que ce n'est pas de lui-même non plus qu'il détient ses capacités à guérir, mais qu'elles lui viennent lui aussi d'un autre, de l'Autre.
De fait, les évangiles — sans doute tout particulièrement celui de Jean, mais les synoptiques aussi — nous décrivent un Jésus qui se réfère toujours à celui qu'il appelle son Père, ce n'est jamais lui-même qu'il met en avant mais toujours Dieu, toute sa spécificité personnelle consiste à laisser : apparaître, parler, agir, Dieu à travers lui. Ce n'est pas lui qui guérit, c'est cet Autre, c'est la Source, l'Être en soi, qui le fait. Comment alors est-il devenu central dans cette tradition qui se réclame de lui, alors que lui s'efforçait de n'être que transparence pour laisser voir le Père ? Bien entendu qu'il peut servir de modèle, tout comme les parents servent aussi de modèle à leurs enfants le temps de leur enfance ; mais ensuite vient normalement un temps où ils dépassent le modèle pour construire leur propre vie, leur propre façon de s'y comporter...
Nous avions il y a peu cette affirmation que le destin de tout disciple est de devenir comme son maître, son égal (Luc 6, 40 ; // Matthieu 10, 24-25) ; l'évangile de Jean va encore plus loin en disant (14, 12) que le disciple peut même faire de plus grandes œuvres que son maître ! Tous ces mots sont mis dans la bouche de Jésus lui-même, et il y a peu de chances qu'ils aient été inventés, étant donnée justement cette tendance très vite apparue dans la tradition à donner à Jésus un statut intrinsèquement à part des humains, en faire cet être à jamais hors de notre portée, "LE" fils unique de Dieu, le seul de son espèce de tout temps et pour toujours.
Pourquoi ? On comprend, bien sûr, qu'il ait été tellement hors du commun, qu'on se sente tout petit par rapport à lui, et c'est ce qui se passera aussi assez souvent par rapport à nos parents, nous pourrons garder d'eux une image telle que nous leur attribuerons quasiment une stature similaire de modèle impossible à égaler, et nous raterons ainsi notre vie, par incapacité à dépasser cela qui s'est construit en nous dans notre enfance, sans doute aussi parce que tant eux-mêmes que la société nous auront inculqué une telle idée, qu'ils soient destinés à demeurer à jamais de tels phares, des idoles, des demi-dieux. C'est donc un peu ce qui s'est passé pour Jésus aussi, mais c'est une erreur dans l'un comme l'autre cas. C'est contre la volonté de ce Père dont, lui, nous parlait. C'est les trahir l'un et l'autre, Jésus comme le Père, que d'en rester à cette idéologie qui usurpe donc ses habits de supposée théologie, de supposée science de Dieu.
Agrandissement : Illustration 1
et quand il eut achevé toutes ses paroles
aux oreilles du peuple
il est entré dans Capharnaüm
et un esclave d'un certain chef de cent
allait mal et était sur le point de périr
lui l'avait en grande estime
et ayant entendu parler de Jésus
il envoya vers lui des anciens des Juifs
lui demander de venir et sauver son esclave
et eux étant arrivés auprès de Jésus
le suppliaient avec insistance en disant
« il est digne de ce que tu lui accordes cela
car il aime notre nation
et la synagogue c'est lui qui nous l'a bâtie »
et Jésus allait avec eux
et déjà il n'était plus très loin de la maison
que le chef de centaine envoya des amis lui disant
« seigneur ! ne te tracasse pas !
car je ne mérite pas que tu entres sous mon toit
aussi moi-même ne me suis-je pas jugé digne
de venir à toi
mais ordonne d'une parole !
et que mon garçon soit guéri !
car moi aussi je suis un homme placé sous une autorité
et ayant sous moi des soldats
et je dis à celui-ci "va !" et il va
et à un autre "viens !" et il vient
et à mon esclave "fais ceci" et il fait »
alors en entendant cela Jésus l'admira
et s'étant retourné vers la foule qui le suivait
il a dit
« je vous dis que même en Israël
je n'ai pas trouvé une aussi grande foi »
et les envoyés retournèrent à la maison
et trouvèrent l'esclave en bonne santé
(Luc 7, 1-10)