Billet original : Les raisins verts de la colère
« Malheureux ! Vous qui bâtissez les sépulcres des prophètes, et ce sont vos pères qui les ont tués ! Ainsi, vous êtes des témoins, et vous approuvez les œuvres de vos pères : eux ils les ont tués, vous, vous bâtissez ! Aussi la Sagesse de Dieu a dit : je leur enverrai prophètes et apôtres. Ils en tueront et persécuteront, afin que soit requis de cet âge le sang de tous les prophètes répandu depuis le fondation de l'univers, depuis le sang d'Abel jusqu'au sang de Zacharie, assassiné entre l'autel et la Maison. Oui, je vous dis : cela sera requis de cet âge !
« Malheureux, vous, les hommes de loi ! Vous avez pris la clef de la connaissance ! Vous-mêmes n'entrez pas, et ceux qui entrent, vous les empêchez ! »
Quand il sort de là, les scribes et les pharisiens commencent à en avoir terriblement contre lui et à lui tirer de la bouche une multitude de choses : il lui tendent des traquenards pour capter ce qui sort de sa bouche.
Luc 11, 47-54
Après les malédictions contre les pharisiens, hier, nous abordons aujourd'hui les malédictions contre les scribes, sans oublier la première qui concluait le texte d'hier à cause du découpage malencontreux proposé par la liturgie. Ces trois malédictions contre les scribes figurent aussi chez Matthieu. La première, sur les charges qu'ils imposent aux autres et pas à eux-mêmes, se trouve en 23, 4, juste avant les malédictions à proprement parler de Matthieu. La deuxième, sur l'assassinat des prophètes, correspond à la dernière malédiction de Matthieu (23, 29-36). La troisième enfin est celle que Matthieu (23, 13) place, quant à lui, comme première de ses sept malédictions. Il ne faut pas trop attacher d'importance à ces changement d'ordre entre les deux évangélistes. L'ordre de la source Q devait plutôt être celui qu'a conservé Matthieu, si ce n'est qu'il est vraisemblable qu'il en a inséré quelques unes de son cru (particulièrement celle sur les serments, qui est contradictoire avec le sermon sur la montagne où Jésus enseigne de ne pas faire de serments du tout...) pour arriver au nombre sept, selon sa manie habituelle amoureuse des nombres symboliques. Luc n'a d'ailleurs pas vraiment été en reste, sauf que lui s'est contenté de prendre du matériau situé originellement ailleurs, et de l'introduire par l'apostrophe générique "Malheureux ! vous...". Mais si Luc a changé l'ordre des autres, c'est, comme déjà dit hier, pour regrouper dans les malédictions contre les scribes les reproches les plus graves, pour quelque peu épargner les pharisiens.
Une première chose qui doit nous sauter aux yeux, concernant ces trois malédictions contre les scribes, c'est qu'il y en a une, la deuxième (ou la première du texte du jour) qui a bénéficié, à elle seule, d'un développement à peu près le triple des autres. Ces histoires de malédictions ne sont en réalité pas trop la tasse de thé de Luc, il en a donc présenté cinq, toutes assez succinctes dans leur formulation, quitte à la simplifier par rapport à ce qu'on trouve chez Matthieu. Mais celle sur l'assassinat des prophètes, bien qu'il l'ait elle aussi réduite par rapport à Matthieu, Luc estimait visiblement qu'elle apporte quelque chose de spécial qui justifiait de la mettre ainsi en valeur. Nous allons voir pourquoi, mais examinons d'abord les deux autres. La première (la dernière du texte d'hier) nous parle des 'charges' — obligations et règlements nombreux et variés — que les scribes imposent comme étant la Loi, ou dérivées de la Loi, mais qu'ils ne respecteraient pas eux-mêmes. On est vraisemblablement là dans la polémique et l'exagération. On ne voit pas pourquoi les scribes s'exempteraient de règles qu'ils ont estimées fondées. Le reproche se comprendrait mieux s'il ne les accusait pas de ne même pas effleurer ces charges du bout du doigt. Le problème, en effet, avec tout ce corpus législatif, à la limite du surréalisme, c'est que personne ne le connaissait entièrement, et en tout cas personne n'était capable de s'y conformer en toutes circonstances. Et là, on rejoint le dernier reproche : par toute cette production, au bout du compte, le salut devient impossible pour quiconque. Ils se sont auto-proclamés seuls habilités à comprendre la Loi, et ils l'ont transformée en un parcours d'obstacles dont personne n'est capable de venir à bout pour entrer dans le Royaume.
On se doute bien qu'après une telle salve contre les pharisiens et les scribes, ces derniers n'aient plus qu'une idée en tête : prendre leur auteur sur le fait, en train de prononcer une quelconque parole blasphématoire, pour se débarrasser de lui en l'envoyant s'expliquer devant un sanhédrin. C'est ce que relate la narration qui conclut le discours. Désormais, Jésus sera épié en permanence, ce qui finira par aboutir effectivement à sa mort. Même si dans la réalité les raisons n'ont pas été celles-là, c'est la thèse des synoptiques : ce sont les vilains pharisiens (en fait, les concurrents des chrétiens au moment de la rédaction des évangiles) qui n'ont fait que comploter pour perdre Jésus (Jean, qui attribue la responsabilité aux sadducéens, et plus précisément aux grandes familles sacerdotales qui monopolisaient la direction du sanhédrin de Jérusalem, respecte, lui, la vérité, au moins sur ce point). Mais c'est ce qui nous vaut en tout cas la longue malédiction au sujet des prophètes assassinés. C'est sa seule raison d'être, que d'accuser à l'avance les pharisiens (et/ou leurs scribes) du meurtre de plus, qu'il ajouteront bientôt à leur longue liste, celui de jésus. Matthieu est plus explicite, chez qui Jésus, après avoir établi la solidarité des fils avec les œuvres de leurs pères, les interpelle ainsi, comme en provocation : "Et vous, emplissez la mesure de vos pères !", c'est-à-dire achevez-là, complétez-là de ce qui lui manque encore, et tout sera accompli.
En réalité, cette histoire de solidarité entre les fils et les pères n'est pas claire du tout. Chez Matthieu, si les fils bâtissent des tombeaux pour les prophètes assassinés par leurs pères, c'est au contraire pour se désolidariser d'eux. Les fils le disent sans ambiguïté : "Si nous avions été aux jours de nos pères, nous ne nous serions pas joints à eux !" Et tout ce que Matthieu trouve là à leur reprocher, c'est que, ce faisant, ils avouent qu'ils sont bien des fils d'assassins, ce qui, pour lui, revient au même...! Luc n'a pas osé, alors il nous affirme que, le fait de bâtir des tombeaux serait, en soi, une approbation de l'action des pères : c'est tout autant, sinon encore plus, incompréhensible. On est dans la fin qui justifie les moyens, et des moyens en l'occurrence parfaitement stupides, mais peu importe, l'essentiel est de pouvoir alors assener la sentence, en reprenant la litanie de tous les prophètes martyrisés depuis Abel jusqu'à Zacharie, et en affirmant que ce sont les pharisiens "de cet âge" qui, puisqu'ils auront fait parvenir cette longue tradition à son accomplissement en assassinant Jésus, auront à répondre de toute cette longue chaîne de crimes depuis les origines du monde... Oui, ils n'y sont pas allés avec le dos de la cuiller, nos gentils évangélistes synoptiques ! même si Luc, en modifiant la première partie sur la solidarité des fils avec les pères, et en omettant la quasi provocation, chez Matthieu, à parachever la série des meurtres, a rendu l'ensemble de la péricope à peu près incompréhensible...