Billet original : Fastoche ?
« Venez à moi vous tous qui peinez, qui êtes chargés, et moi, je vous reposerai. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi, parce que je suis doux et humble de cœur. Et vous trouverez du repos pour vos âmes. Car mon joug est bienfaisant, et ma charge, légère. »
Matthieu 11, 28-30
Comme le texte d'hier, celui-ci aussi provient certainement de la première période du ministère de Jésus, de ce qu'on appelle parfois le "printemps galiléen". Cette période où tout un petit peuple se relève de sa misère, prend conscience de sa dignité, s'ouvre à de nouveaux espoirs. Ils sont le peuple de Dieu qui s'est remis en marche vers le Royaume. Dieu s'est de nouveau penché sur eux : "les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purs, les sourds entendent, bref, la bonne nouvelle est donnée aux pauvres". À cette époque, pour ces petits, c'est littéralement que Jésus les repose ! et il ne leur est alors pas difficile de le suivre... Qui, après avoir été guéri, après avoir eu à manger, ne s'attacherait à lui avec enthousiasme ? c'est précisément ce qui se passe à ce moment. Il y a les bénéficiaires directs des guérisons ou autres miracles, mais il y a leurs familles aussi, et les voisins, et, de proche en proche, il est vraisemblable que c'était globalement toute la Galilée qui s'était enflammée pour la cause de l'enfant du pays. Pour eux, il n'y avait pas de doute, c'était Jésus le Messie attendu.
Il ne faut pas croire à ce sujet les évangiles qui prétendent que les foules ne voyaient en Jésus qu'un prophète et que seul Pierre, sous le coup d'un effet spécial de la Grâce, aurait deviné qu'il était le Messie. C'est complètement invraisemblable. C'est le contraire qui se passait : tous, y compris les disciples, étaient bien convaincus que Jésus l'était, et c'est Jésus qui en doutait. Oui, Jésus, lui, hésitait sur la question. Autant il était convaincu que le Royaume était en train de s'instaurer, autant il n'avait aucune certitude qu'il soit ce personnage élaboré par la tradition. C'était tout d'abord de l'humilité et du réalisme, de sa part. Nous nous représentons un Jésus qui aurait tout su à l'avance de ce que serait sa vie, su qu'il était le Fils de Dieu comme diront de lui les chrétiens, et su qu'il ressusciterait. Or, Jésus ne savait rien de tout ça. Il a progressé dans sa vie spirituelle comme vous et moi. Il a d'abord découvert cette présence de Dieu en lui, à l'époque où il était disciple de Jean Baptiste. Puis il a découvert les signes qui se produisaient par son intermédiaire. Tout ceci pouvait signifier qu'il était le Messie, mais il n'en savait rien...
Et puis, la seconde raison pour laquelle Jésus hésitait sur son rôle exact dans la venue du Royaume, tenait aussi à la dimension fortement politique de la figure du Messie dans les attentes d'Israël. Le Messie était censé être un roi qui gouvernerait le pays pour l'éternité, ce qui signifiait pour le moins qu'il prenne la tête des autorités religieuses (cela, à la rigueur, il était prêt à le faire, si ces autorités le voulaient), mais aussi qu'il trouve le moyen de faire partir les romains, et ça, c'était une autre paire de manches. Mais de toutes façons, Jésus ne se sentait pas comme un chef, comme un organisateur. Le seul message qu'il avait à délivrer était de conversion des personnes. Il n'a élaboré aucune institution, proposé aucune réforme des institutions existantes. Tout ceci ne correspondait pas à sa vocation. En sorte que lors du fameux épisode déjà évoqué, quand il a demandé aux disciples ce qu'on pensait qu'il était, et que les disciples ont en fait répondu qu'on pensait qu'il était le Messie, il ne leur a pas dit, comme le laisse sous-entendre Matthieu, qu'il était d'accord mais qu'ils ne devaient pas le dire ! il a en fait purement et simplement refusé et le titre et le rôle. Il leur a interdit de le dire, tout court, et donc même de le penser.
C'était en fait peu de temps avant — selon la chronologie des évangiles —, à la multiplication des pains, que Jésus avait définitivement écarté l'idée qu'il puisse être le Messie, quand il a vu que ces cinq mille hommes étaient prêts à l'emmener, "de force" nous dit Jean, à Jérusalem. Il a eu beaucoup de mal à se dépatouiller de la situation, elle lui a servi de leçon. Non, le Messie, ce n'est pas pour lui. Les disciples, eux, ne renonceront jamais à leur idée. Jésus pourra leur mettre les points sur les 'i' autant de fois qu'il voudra, ils n'en démordront jamais, jusqu'à sa mort. Même après encore, selon Luc dans les Actes (1, 6), lorsqu'il leur apparaît ressuscité, c'est la seule question qu'ils trouvent toujours à lui poser : "alors, c'est maintenant que tu vas rétablir la royauté en Israël ?"... Ils ont le ressuscité sous les yeux, et ils pensent encore en termes de royaume terrestre ! Ne forçons pas trop les textes, surtout ceux d'après la mort de Jésus, qui sont essentiellement allégoriques, mais c'est ce que veut dire Luc, que même le tombeau vide n'a pas suffi, qu'il a fallu surtout le processus de deuil dont nous avions parlé hier, jusqu'à la venue de l'Esprit, pour qu'ils entrent enfin dans une autre compréhension.