Billet original : Scandaleux
« À qui donc assimiler les hommes de cet âge ? À qui sont-ils semblables ? Ils sont semblables à des gamins assis sur une place publique, qui s'interpellent les uns les autres en disant : "Nous avons joué de la flûte pour vous, et vous n'avez pas dansé ! Nous avons chanté des complaintes, et vous n'avez pas pleuré !" Car Jean le baptiseur est venu, sans manger de pain, ni boire de vin, et vous dites : "Il a un démon !" Le fils de l'homme est venu, il mange et boit, et vous dites : "Voici un homme glouton et buveur de vin, ami des taxateurs et des pécheurs !" Mais la Sagesse a été justifiée par tous ses enfants. »
Luc 7, 31-35
Le découpage liturgique nous a fait sauter un épisode : des disciples de Jean Baptiste viennent demander à Jésus, de la part de leur maître, s'il est bien le Messie qu'ils attendent. Jésus ne répond pas directement, mais seulement par la citation d'Isaïe censée faire allusion à la venue du Royaume : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, et, le fameux "les morts ressuscitent", justifié par la réanimation du fils de la veuve de Jaïre qu'il vient d'opérer. On ne sait si la réponse satisfait Jean, mais Jésus enchaîne en s'adressant à la foule pour formuler un vibrant hommage à son ancien maître : Jean est un authentique prophète et encore plus que ça, il n'y a pas d'homme plus grand que lui, tout le peuple l'a reconnu en se faisant baptiser par lui, sauf "les pharisiens et les scribes". Et nous en arrivons à notre texte du jour : comment se fait-il que les mêmes qui ont refusé Jean refusent aussi Jésus ?
Nous modérons bien sûr l'opposition entre "tout le peuple" d'une part, et "les pharisiens et les scribes" d'autre part. C'est toujours le même contexte de rédaction des évangiles qui cristallise ainsi le camp adverse comme composé des seuls pharisiens. D'ailleurs, l'expression d'aujourd'hui généralise à nouveau ce camp des réticents en parlant des "hommes de cet âge", ou de "cette génération", qui semble dire que c'est un peu tout le monde qui est concerné. De fait, si Jésus a bien rencontré un succès important dans la première période de son ministère, il semble aussi que les choses aient largement changé par la suite, à cause de son refus de rester au niveau politique et terrestre auquel ses partisans voulaient le contraindre. L'accueil 'triomphal' lors de son entrée à Jérusalem a certainement été exagéré, et n'était vraisemblablement que le fruit d'une dernière méprise sur ses vraies intentions. Très vite, il ne lui est plus guère resté comme soutien que la douzaine de disciples galiléens présents à la Cène (encore que ceux-ci étaient surtout les derniers à ne pas avoir renoncé à le voir "monter sur le trône"), et puis les femmes qui les avaient suivis dans toutes leur pérégrinations (mais dont les évangiles ne parlent que quand ils y sont obligés, puisqu'elles "ne comptent pas"), ainsi que ses quelques amis judéens (le disciple que Jésus aimait, Nicodème, Joseph d'Arimatie, Marthe, Marie, Lazare...). Notre texte du jour provient alors sans doute de cette deuxième période du ministère de Jésus, celle de la désaffection progressive, ce qui lui permet d'interroger globalement "cette génération".
Comment donc comprendre qu'on puisse rejeter à la fois Jean Baptiste et Jésus ? La question n'est pas sans fondements : si Jean a envoyé cette délégation de disciples auprès de Jésus pour l'interroger, c'est bien qu'il s'inquiète. Il a connu un Jésus qui était lui aussi son disciple, qui suivait la même voie ascétique que lui, de jeûnes et de mortifications, et voici qu'il entend dire qu'il se complait en banquets en compagnie de pécheurs ! Le style de Jésus a effectivement complètement changé, et Jean, qui avait pensé que Jésus était le Messie, parce qu'il avait eu une expérience spirituelle inhabituelle quand il était encore à ses côtés, se demande s'il ne s'est pas finalement trompé. Un fossé s'est bien creusé entre les deux hommes, résumé dans ces deux formules : "il a un démon" (à refuser les bienfaits que Dieu a prévus pour nous combler) et "c'est un glouton et un ivrogne" (lui en abuse, au contraire). Les deux portraits se focalisent sur la nourriture, mais, au-delà, ce sont surtout deux conceptions de l'agir moral qui semblent très différentes et qui sont en cause, et on peut se demander si les questionneurs n'ont pas raison, le juste chemin ne serait-il pas de rester dans le juste milieu ? même si on peut douter que Jésus ait réellement été un ripailleur...
Jésus et Jean sont pourtant d'accords sur des points non négligeables : tous deux combattent une conception de la religion toute extérieure, où il suffirait d'offrir des sacrifices au Temple pour être "en règle" avec Dieu. Tous deux replacent l'amour du prochain comme aussi important que l'amour de Dieu : "celui qui a deux tuniques, qu'il en donne une à celui qui n'en a pas, de même avec les aliments, que les collecteurs d'impôts ne prélèvent pas plus que ce qui est prévu, que les soldats ne se servent pas sur l'habitant" (Luc 3, 11-14) proclame Jean. Les deux appellent donc à une intériorisation de la religion, mais ce qui les sépare ce sont leurs perspectives par rapport au Royaume. Pour Jean, le Royaume approche, seulement, et il faut effectuer tout un travail sur soi pour pouvoir y entrer, tandis que Jésus, lui, est déjà dans le Royaume. Pour autant, d'ailleurs, Jésus n'enseigne pas que tout un chacun pourrait se comporter selon sa fantaisie. S'il ne se formalise pas de fréquenter des collecteurs d'impôt et autres pécheurs, cela ne veut pas dire qu'il approuve leur conduite. S'il enseigne de ne pas pratiquer le jeûne ni les autres exercices de piété de manière répétitive et automatique, il ne dit pas pour autant de ne pas les pratiquer du tout. Alors oui, l'enseignement et le mode de vie de Jésus peuvent sembler, extérieurement, n'être que de la licence. En réalité, il est bien plus facile, d'une certaine façon, de placer sa vie sur des rails comme si on était une machine, que de se rendre attentifs aux exigences imprévisibles de l'Esprit.
Et nous, que ferons-nous ? certainement nous éviterons, comme "cet âge", de rejeter et l'un et l'autre... Il s'agit en réalité de les combiner. Il ne faut pas croire que "aime et fais ce que tu veux" soit un chemin de facilité ! La grande liberté que semble avoir Jésus ne lui est pas venue toute cuite dans le bec, lui aussi a d'abord été à l'école de Jean. Nous le savons, avant que de pouvoir lire et écrire comme si ça nous était naturel, nous avons d'abord sué à épeler des 'b' et 'a' : 'ba', et à faire des kilomètres de pleins et de déliés. Et avant que le musicien puisse de permettre de géniales interprétations, il y a des années de gammes et autres exercices fastidieux. Pourquoi en serait-il différemment en spiritualité ? Je ne crois pas qu'on puisse rejeter la Loi, les bases morales du comportement communautaire resteront toujours valables, toujours à apprendre, et toujours à réapprendre. Ce qui est faux, par contre, c'est de les prendre pour le but et le tout de la vie spirituelle, c'est en ce sens que Paul dit que la Loi nous rend esclave. La Loi n'est que la base, le minimum syndical de notre job d'êtres humains, le terreau indispensable et nécessaire dans lequel autre chose de beaucoup plus exaltant pourra germer, puis paraître dans la lumière, et croître et porter du fruit : la vie dans le Royaume.