
Billet original : Pour qui tout ça ?
« Défiez-vous de faire votre justice devant les hommes, pour être remarqués par eux. Sinon, vous n'avez pas de salaire près de votre père dans les cieux.
« Aussi, quand tu fais une aumône, ne trompette pas devant toi, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues, afin d'être glorifiés par les hommes. Amen, je vous dis : ils ont touché leur salaire ! Mais toi, en faisant une aumône, que ta gauche ne connaisse pas ce que ta droite fait, afin que ton aumône soit dans le secret. Et ton père, qui voit dans le secret, te rendra.
« Quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites : ils aiment dans les synagogues et aux angles des places se tenir en prière pour paraître devant les hommes. Amen, je vous dis : ils ont touché leur salaire ! Mais toi, quand tu pries, entre dans ta cellule, ferme ta porte, et prie ton père qui est dans le secret. Et ton père, qui voit dans le secret, te rendra.
« Quand vous jeûnez, ne soyez pas comme les hypocrites à l'air sombre : ils ravagent leur face pour faire paraître aux hommes qu'ils jeûnent. Amen, je vous dis : ils ont touché leur salaire ! Mais toi, quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ta face pour ne pas faire paraître aux hommes que tu jeûnes, mais à ton père qui est dans le secret. Et ton père, qui voit dans le secret, te rendra. »
Matthieu 6, 1-6.16-18
Après la série de "on vous a dit... et moi je vous dis...", destinée à montrer que l'enseignement de Jésus, non seulement n'abolit rien de la Loi et de la Tradition, mais au contraire est encore plus exigeant, nous passons maintenant à des recommandations de comportements qui ne sont plus spécifiquement liées aux règles codifiées, mais concernent des usages courants. Le texte d'aujourd'hui, que nous lisons aussi le premier jour du carême chaque année, concerne les exercices de piété. L'aumône, la prière et le jeûne, sont des pratiques répandues dans toutes les traditions religieuses, et la Torah en parle aussi, certainement. Mais ce n'est pas de leur fréquence, et de quand ces pratiques s'imposent, que Jésus nous parle ici, mais de la façon de les pratiquer, et plus particulièrement de la disposition intérieure dans laquelle nous les abordons. Nous avons vu ces derniers jours que c'était une constante de l'enseignement de Jésus : nous faire passer d'une religion et d'un Dieu extérieurs à une foi et un Dieu intérieurs. C'est l'essentiel de ce qui nous est dit encore aujourd'hui : si nous voulons nous adonner à la prière, au jeûne, à la charité, ne le faisons pas publiquement et juste pour montrer aux autres comme nous sommes pieux, mais dans la plus totale discrétion.
J'ai bien dit "si nous voulons nous adonner" à ces exercices. Car nous savons par ailleurs que fut reproché à Jésus le fait que ses disciples ne pratiquaient pas de jeûne régulier, comme le faisaient pratiquement tous les juifs qui revendiquaient leur piété, et que Jésus défendit ses disciples sur ce point. Et la justification qu'il en donna est intéressante : à savoir que le jeûne (et nous pouvons étendre à tous les exercices de piété) ne se justifiait plus pour eux, puisqu'ils étaient avec Jésus, ce qui signifiait qu'ils étaient dans le Royaume, et non plus à attendre sa venue. Nous savons qu'en croyant que le Royaume était déjà là, pour tous, Jésus se trompait, dans cette première période de son ministère en Galilée. Ce sont les miracles, guérisons et exorcismes, qui le lui avaient fait croire. Plus tard, à la multiplication des pains, il va déchanter et comprendre que, si lui était effectivement dans le Royaume par sa relation avec le Père, les foules et ses disciples, eux, se contentaient de bénéficier des effets de manière toute extérieure, restant sur le modèle d'un Royaume très terrestre avec expulsion des romains, etc... Difficile donc de conclure quoi que ce soit : est-il juste que nous pratiquions le jeûne ? La question ne se pose en fait sans doute pas vraiment ainsi. Et c'est justement l'intériorisation demandée par Jésus qui nous en donne la clé.
L'intériorisation doit en effet nous mener à ce que notre vie ne soit plus séparée entre temps d'exercice et temps de vie 'normale'. C'est sans doute avec la prière que cette évolution sera le plus accessible : quand nous apprenons à entrer dans une prière qui ne soit plus manifestation extérieure de grandes déclamations mais écoute intérieure d'un Dieu qui nous parle, alors peu à peu ce n'est plus seulement dans nos "temps de prière" que nous nous mettons à écouter la voix de l'Esprit en nous, mais c'est dans toutes les situations de notre vie que nous nous efforçons de nous rendre disponibles à son action. Il en va de même avec le jeûne : nous ne nous imposerons plus de ces temps de retenue exceptionnels sur la nourriture, ce seront tous nos repas qui se passeront en attention aux besoins réels de notre corps, et action de grâce pour leur satisfaction. Et cette attention nous mènera parfois à sauter complètement un ou plusieurs repas, mais ce ne sera plus parce que nous avons décidé à l'avance que tel ou tel jour nous devions jeûner. Et il en va de même avec la charité : nous ne voyons pas dans les évangiles que Jésus et ses disciples versaient régulièrement de l'argent à une bonne œuvre quelconque. Par contre Jésus se laissait toucher par les détresses qu'il rencontrait. Les exercices peuvent être une bonne chose, comme apprentissage. Mais il faut ensuite que vienne le temps où ce sont les besoins qui commandent, où nous devenons disponibles à la réalité dans le temps de nous-même et du monde.