"Il y a ici plus important que le temple" : il convient de faire attention que ce "plus important" ne peut pas désigner Jésus, Jésus n'est pas en train de dire qu'il serait, lui, plus important que le temple de Jérusalem... D'abord, ce serait d'un manque d'humilité, d'une prétention sans nom, de sa part que d'avancer une telle affirmation, et ce n'était pas dans son caractère. Quand on trouve dans les évangiles ce genre de formules où il semble s'exalter lui-même, se monter le bourrichon, on peut se dire presque à coup sûr que c'est en fait l'évangéliste qui est en train de professer sa propre foi, quitte à la mettre dans la bouche de son héros pour faire plus vrai.
Mais ici, ce n'est même pas le cas, parce que pour que ce "plus important" puisse désigner Jésus, il faudrait qu'il soit du genre masculin (pour désigner une femme il aurait été au féminin), or il est au neutre, autrement dit ce "plus important" désigne une chose ou un concept, et en tout cas pas une personne précise. De quoi il s'agit alors, c'est la citation qui suit juste après qui nous l'indique : "c'est la compassion que je veux et non des offrandes", une citation du prophète Osée, que nous avions déjà vue il n'y a pas très longtemps lors de l'appel de Matthieu, et dont le sens est que ce qui agrée le plus à YHWH c'est que les hommes aient de la bienveillance les uns envers les autres, bien plus que le respect de quelque règle ou procédure cultuelle que ce soit !
Lors de l'appel de Matthieu, cette citation avait été invoquée pour justifier le fait que Jésus laisse des taxateurs et des pécheurs prendre part à son repas, contrairement à ce que prônaient les règles de pureté auxquelles s'astreignaient au moins les pharisiens. Ici, c'est pour justifier que la satisfaction d'un besoin premier comme la faim puisse avoir plus d'importance que l'infraction à la règle générale de repos du shabbat. Dans les deux cas, et c'est bien le sens de la citation d'Osée, c'est finalement l'être humain qui devient prioritaire sur Dieu, d'une certaine manière, comme si c'était Dieu lui-même qui disait que la meilleure façon de lui montrer du respect c'est d'en avoir d'abord pour nos sœurs et frères...
Les trois synoptiques nous rapportent cet épisode des épis égrenés un jour de shabbat, mais on peut noter que Matthieu est le seul à avancer l'argument concernant les prêtres qui violent le shabbat en officiant ce jour-là dans le temple ! ce qui fait que lorsque, après avoir souligné que ces prêtres étaient "non coupables", Jésus reproche aux pharisiens d'avoir condamné ses disciples alors qu'ils étaient de même "non coupables" , lesdits disciples sont ainsi presque assimilés à des prêtres eux aussi. On peut alors penser que telle était la visée de Matthieu, avec cet argument qui est vraisemblablement de son crû. Mais sur le fond du sujet, c'est Marc qui nous donne la formule la plus forte qu'on puisse tirer de cette histoire : "le shabbat, c'est pour l'homme qu'il a été fait, et non l'homme pour le shabbat".
Ainsi se confirme parfaitement le sens de la citation d'Osée : toutes les prescriptions religieuses ne visent que le bien de l'être humain, si elles y échouent alors on doit les transgresser, que ce soit ponctuellement ou pas. Il est certain cependant qu'on pourra discuter de ce que c'est exactement que "le bien de l'être humain"... Quand il y a danger de mort, il semble évident que les règles du shabbat peuvent être transgressées ; que les disciples aient été affamés, on va supposer que cela voulait dire qu'ils étaient au bord de l'inanition, à moins qu'on considère que d'autre part il fallait qu'ils puissent se réjouir de ce shabbat et non faire grise mine jusqu'au soir ; bref, ce n'est pas forcément si simple que ça à discerner !
En tout cas, on voit que, dans la formule finale "il est seigneur du shabbat le fils de l'homme", il est très peu vraisemblable que l'expression "le fils de l'homme" veuille désigner Jésus seul ! puisque le shabbat a été fait pour l'homme (et non l'inverse) la conclusion qui s'impose est que c'est donc l'homme, tout homme, qui prime sur, qui est seigneur du, shabbat. Ce n'est pas Jésus seul qui primerait sur le shabbat, ce sont déjà ici chez Matthieu au moins tous ses disciples, et chez Marc tous les humains (et accessoirement que ceci nous rappelle que le sens en général de cette expression "le fils de l'homme" dans les évangiles est le plus souvent un simple équivalent de "l'homme", l'être humain, et non un supposé titre quasi divin de Jésus comme le prétendent nombre d'exégètes...).

Agrandissement : Illustration 1

en ce temps-là Jésus alla le shabbat
à travers les emblavures.
or ses disciples étaient affamés
et ils se mirent à égrener des épis et à manger
mais les pharisiens l'ayant vu lui dirent
« regarde ! tes disciples font
ce qu'il n'est pas permis de faire
un shabbat »
alors il leur a dit
« n'avez-vous pas lu ce qu'a fait David
quand il était affamé
lui et ceux avec lui ?
comment il est entré dans la maison de Dieu
et ils ont mangé les pains de la présentation
qu'il ne lui était pas permis de manger
ni à ceux avec lui
sinon aux prêtres seuls
ou n'avez-vous pas lu dans la torah
que les shabbats les prêtres dans le temple
violent le shabbat et ne sont pas coupables ?
or je vous dis que ici
il y a du plus important que le temple
alors si vous aviez connu ce qu'est
"c'est la compassion que je veux et non des offrandes"
vous n'auriez pas condamné des non coupables
oui !
il est seigneur du shabbat le fils de l'homme »
(Matthieu 12, 1-8)