Billet original : Du bon usage de la Loi
En voici un qui s'approche de lui et dit : « Maître, que ferai-je de bon, pour avoir la vie éternelle ? » Il lui dit : « Pourquoi me questionnes-tu sur le bon ? Unique est le Bon ! Si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements. »
Il lui dit : « Lesquels ? » Jésus dit : « Les : “Point ne tueras. Point n'adultèreras. Point ne voleras. Point ne témoigneras à faux. Honore le père et la mère.” Et : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même.” » Le jeune homme lui dit : « Tout cela, j'ai observé ! Que me manque-t-il encore ? » Jésus lui dit : « Si tu veux être parfait, va, vends tes biens et donne aux pauvres, et tu auras trésor en cieux ! Et viens, suis-moi ! »
Le jeune homme entend. Il s'en va, attristé : car il avait beaucoup de possessions…
Matthieu 19, 16-22
Quand nous lisons cet épisode, que ce soit dans la version de Matthieu que nous avons ici, ou celles de Marc (10, 17-22) ou de Luc (18, 18-23), nous ne pouvons pas ne pas penser aux développements de Paul au sujet de la Loi qui ne sauve pas, et rend même esclave. C'est bien ce que constate ce jeune homme : il a toujours observé scrupuleusement tous les commandements, et pourtant il n'est pas satisfait, il lui manque quelque chose, il n'a pas le sentiment d'être entré dans le Royaume. Dans sa version, Marc précise quelque chose que ni Matthieu, ni Luc, n'ont conservé, à tort à mon avis. C'est après que le jeune homme affirme avoir conformé toute sa vie à la Loi, Marc nous dit qu'à ce moment "Jésus, après l'avoir fixé, l'aime". Il est très rare que les évangiles nous parlent d'une personne précise que Jésus aime ! Il n'y a en fait, je crois, que le "disciple que Jésus aimait", dans l'évangile de Jean, qui ait droit à cet honneur. Ce n'est donc pas rien qu'on nous dise que Jésus a aimé ce jeune homme-là, précis !
Il y a, je pense, deux éléments qui ont suscité cet amour de Jésus, et qu'on ne peut pas dissocier : c'est à la fois le fait qu'il ait pris tout-à-fait au sérieux la Loi, et à la fois le fait qu'il ressente pourtant une insatisfaction. Paul a raison de dire que la Loi rend esclave, simplement parce qu'effectivement elle ne suffit pas. En faisant de la Loi le tout du chemin vers Dieu, on s'enferme alors dans une attitude d'auto-satisfaction, où on va s'évaluer au regard de ses capacités à en respecter plus ou moins bien les préceptes. Il ne s'agit donc pas de faire nous même notre salut en fonction de ces capacités ! mais ceci ne veut pas dire non plus que nous puissions négliger d'aucune manière les règles de comportement qu'elle nous dicte... Nous devons respecter de toutes nos forces, de toute notre âme, de toute notre volonté, la Loi, mais nous ne devons pas en tirer le moindre orgueil : ce n'est que normal, c'est notre job ordinaire d'êtres humains ordinaires ! La Loi doit se situer dans notre comportement, non pas au niveau moral, mais au niveau éthique. Elle peut nous aiguillonner quand nous sommes défaillants, mais elle ne doit pas susciter en nous de fierté quand nous la respectons globalement.
C'est à ce stade précis que se situe le jeune homme. Respecter la Loi lui semble chose naturelle, il ne s'en vante pas, et rien qu'en ceci il se distingue déjà énormément du lot de ses coreligionnaires (cf. de nombreux épisodes des évangiles, par exemple la parabole du publicain et du pharisien priant dans la synagogue). Et mieux encore, mais les deux vont en réalité plutôt ensemble, il est de plus conscient que là n'est pas le tout de notre histoire avec Dieu, il a soif de quelque chose de plus, ou d'autre. Et c'est normal ! Puisque ceci n'est en quelque sorte que le minimum syndical dans les termes de notre contrat, il est évident que la vraie aventure commence après, à partir de là seulement. Et c'est donc pour toutes ces raisons que Jésus l'aime, parce que lui est vraiment susceptible de trouver le Royaume. Il lui manquerait de se détacher encore de ses richesses ? et, c'est sur ce critère selon le récit, que le jeune homme s'en retourne, tout désappointé. Dans le contexte de l'époque, la chose est tout-à-fait vraisemblable. Mais c'est absolument spécifique à ce contexte, où la richesse matérielle était considérée comme un signe de bénédiction de Dieu. L'histoire ne nous dit pas si le jeune homme a été long à s'en détacher ou pas, mais il serait dommage de nous focaliser sur cette particularité, qui peut symboliser surtout tout ce en quoi nous croyons avoir encore des mérites.
La vie dans l'Esprit est don. Nous ne pouvons pas y accéder en nous comportant n'importe comment, mais elle n'est pas non plus une récompense pour ce comportement. Elle est notre nature profonde, la réalité qui nous a fait venir à l'existence. Tant que nous sommes préoccupés par nos qualités et nos mérites personnels, ils nous empêchent de nous ouvrir à elle, ils l'empêchent de se révéler à nous. C'est ce qu'enseignent toutes les traditions spirituelles. Le comportement moral est une condition de base, mais il doit devenir comme une seconde nature en nous, pour que nous puissions nous décentrer de nous-mêmes et nous recevoir enfin consciemment du Tout-Autre, qui est nous aussi, mais au-delà de ce que nous croyons naturellement être notre moi, comme masqué par lui. En ce sens, la question initiale posée par le jeune homme chez Marc et Luc, et malheureusement aussi non reprise par Matthieu, est très juste : que dois-je faire pour 'hériter' de la vie éternelle ? C'est bien d'héritage qu'il s'agit, c'est un bien qui nous revient de par notre origine, et il nous est donné de toute éternité. Il ne dépend que de nous de l'accepter.