Se détacher de ses richesses matérielles est certainement encore une de ces caractéristiques de l'enseignement de Jésus qui n'a pas pu être inventée par ses disciples, d'une part parce que cette richesse était considérée dans le judaïsme de l'époque (et sans doute aujourd'hui encore pour certains) comme un signe de la bienveillance de Dieu, et d'autre part parce qu'il est évident, une fois encore, que ce n'est pas le genre d'arguments qui risque d'attirer les foules, pas plus que l'interdiction du divorce, ni que l'amour des ennemis ! Sur tous ces points, si l'objectif des premiers chrétiens était de faire le plus d'adeptes possibles, on peut dire que d'avoir inventé de tels arguments de vente aurait été pour le moins incompréhensible, contre-productif, d'une bêtise insondable...
Ceci dit, ce ne sont peut-être pas ses seules richesses matérielles qui posent ici problème pour ce jeune homme venu voir Jésus parce qu'il a le sentiment de louper quelque chose : il observe pourtant tous les commandements de la Torah, et alors, où est ce royaume promis, cette félicité à laquelle il espérait bien accéder par là ? il doit y avoir un truc, peut-être en plus de la Torah écrite quelque recommandation de la Torah orale, de toutes ces règles dont les pharisiens sont les grands spécialistes comme leurs fameuses règles de pureté, qui ne sont effectivement pas écrites mais qu'ils disent avoir reçues par les chaînes de transmission de bouche de maître à oreille de disciple dont ils se revendiquent ; peut-être que ce Jésus aurait un secret de ce genre qu'il pourrait lui révéler : "lesquels commandements ?"
Lesquels commandements, demande-t-il, alors qu'il s'avère ensuite qu'il connaît bien et met en pratique tous ceux qui sont écrits dans le Livre, cette question de sa part ne trahit-elle pas que c'était bien cela qu'il espérait, presque un enseignement ésotérique, réservé seulement à ceux qui ont déjà atteint la perfection dans l'enseignement exotérique ? L'énumération que lui donne alors Jésus, qui n'est vraiment que le b. a. ba de la Torah, doit le décevoir profondément, ce n'était pas à cela qu'il s'attendait. Mais justement, que signifie cette sorte de fierté à observer tout cet ensemble de prescriptions, cette bonne conscience, cette auto-satisfaction, cette image qu'il se donne ainsi de lui-même à lui-même ? n'est-ce pas pour lui un moyen de se couper en réalité des autres, quoi qu'il puisse en penser ?
Ses richesses matérielles : s'il aimait tant que ça son prochain comme lui-même, il y a longtemps qu'elles auraient dû fondre comme neige au soleil : ce n'était pas ça qui manquait, les prochains dans la misère..., quant à ne pas tuer ni voler ni causer le moindre tort aux autres, ce n'est pas ça non plus qui garantit qu'on les porte dans son cœur ! Peut-être lui reste-t-il d'aimer Dieu de tout son être, mais est-ce bien Dieu ou n'est-ce pas plutôt une image qu'il s'en fait, un Dieu fait à son image à lui, ce jeune homme ? tout comme il s'imagine pouvoir aimer les gens en se contentant de ne pas leur nuire, sans donc les rencontrer vraiment.
C'est ce qu'on peut appeler du solipsisme : l'être, la personne, n'est pas capable de sortir d'elle-même par elle-même, il faut que ce soit un autre, extérieur, ou l'Autre par excellence, qui vienne l'en faire sortir, d'où la nécessité pour elle de se débarrasser de tous ces avoirs, matériels comme moraux, qui lui constituent comme une carapace, une tour d'ivoire, une défense d'entrer à qui que ce soit, par quoi elle peut se sentir en sécurité, mais ce qui l'isole aussi et finira par la faire mourir d'inanition.

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et en voici un qui s'est approché de lui et a dit
« maître ! que ferai-je de bon
pour avoir la vie éternelle ? »
et il lui a dit
« que m'interroges-tu sur le bon ? un seul est le bon !
mais si tu veux entrer dans la vie
garde les commandements ! »
il lui dit
« lesquels ? »
et Jésus a dit
« les
"tu ne tueras pas
tu ne commettras pas d'adultère
tu ne voleras pas
tu ne porteras pas de faux témoignage
tu honoreras le père et la mère"
et
"tu aimeras ton prochain comme toi-même" »
le jeune homme lui dit
« tout cela je l'ai observé
que me manque-t-il encore ? »
Jésus lui disait
« si tu veux être parfait
va !
vends tes possessions !
et donne aux pauvres !
et tu auras un trésor dans les cieux
et viens suis-moi ! »
mais ayant entendu la parole
le jeune homme s'en alla affligé
car il avait beaucoup de biens
(Matthieu 19, 16-22)