Billet original : Langage des signes ?
Alors certains des scribes et des pharisiens lui répondent en disant : « Maître, nous voulons voir un signe de toi. »
Il répond et leur dit : « Âge mauvais et adultère ! Il recherche un signe ! Et de signe, il ne lui sera pas donné, sinon le signe de Jonas le prophète : Comme Jonas a été dans le ventre du cétacé, trois jours et trois nuits, de même le fils de l'homme sera dans le cœur de la terre trois jours et trois nuits.
Les hommes de Ninive se lèveront au jugement avec cet âge et le condamneront, parce qu'ils se sont convertis au kérygme de Jonas. Et voici : plus que Jonas ici ! La reine du Midi s'éveillera au jugement avec cet âge et le condamnera, parce qu'elle est venue des confins de la terre entendre la sagesse de Salomon. Et voici : plus que Salomon ici ! »
Matthieu 12, 38-42
Et voilà ! cette fois c'est fini cette histoire des signes, Jésus ne veut plus en faire. Certes, Matthieu prétend que ce petit discours n'aurait visé que les scribes et les pharisiens, mais Luc nous présente l'épisode tout-à-fait autrement, et je pense que c'est lui qui a raison. Chez Luc (11, 29-32), ce sont simplement les foules qui se rassemblent, comme tant d'autres fois, autour de Jésus, et Jésus qui leur sort tout-à-trac qu'il n'y aura pas de signe ! Il est vrai que par la suite, Luc rapportera pourtant encore exactement quatre guérisons, mais c'est en fait peu par rapport au rythme auquel il les avait rapportées jusque là. Chez Matthieu, notre épisode du jour se situe beaucoup plus tôt dans le ministère, et avec donc l'idée que la parole ne s'adresserait qu'aux scribes et pharisiens. Pourtant, chez Matthieu aussi, comme chez Luc, et encore chez Marc, on constate cette tendance générale que, plus on avance dans le ministère, plus les signes se raréfient. On peut alors invoquer la volonté éditoriale des évangélistes, pour lesquels les signes seraient un élément important dans le message, mais pas le plus important. Ils en parlent donc dans les débuts, pour se concentrer ensuite progressivement sur l'essentiel. Sans doute, mais ça n'explique pas l'épisode d'aujourd'hui, dans sa version lucanienne...
Je crois sincèrement qu'on doit retenir l'idée qu'à un moment de son ministère, Jésus a exprimé clairement son revirement d'opinion au sujet des signes. Au début, ils lui ont fait dire que le Royaume était en cours d'instauration, et non plus seulement proche comme il le proclamait du temps où il était disciple de Jean le Baptiste. Et puis il a fini par comprendre que ces signes aveuglaient et rendaient sourdes les foules, que si elles courraient après lui c'était uniquement pour eux, les empêchant d'entendre la proclamation du Dieu Père. Ce sont les signes qui ont mené à l'impasse de la multiplication des pains, quand ces foules ont voulu l'emporter de force pour faire de lui leur roi. Il n'est pas possible que Jésus n'ait pas réagi à cette situation. C'est une trace de cette réaction que nous avons dans l'épisode d'aujourd'hui. Jésus a décidé, à un moment, que les signes ce serait fini, et il l'a dit, et fait.
Oui, mais voilà, on voit bien dans les évangiles que ni les foules, ni les disciples, ne l'ont compris ! Les disciples, jusqu'au bout, ne rêvent que d'un Jésus roi, dans une conception du Royaume purement politique. Plus de signes ? c'est inconcevable, pour eux. Ce sont les signes qui ont fait reconnaître Jésus comme le Messie, et l'instauration du Royaume à leur idée ne pourra se faire que par des signes encore plus grands ! Ils ne l'ont pas compris de son vivant, ils vont évoluer, bien sûr, avec la venue de l'Esprit, mais ça restera toujours quelque peu mélangé dans leurs idées, plus particulièrement chez Matthieu que chez Luc. La communauté matthéenne attend toujours pour demain ou après-demain le retour définitif de Jésus, qui viendra instaurer définitivement un Royaume qui a encore beaucoup de choses à voir avec les frontières d'Israël ! La culture des signes reste très prégnante chez Matthieu, raison pour laquelle il place donc notre épisode du jour dans le contexte d'une réprobation des seuls scribes et pharisiens. La communauté lucanienne, elle, s'est ouverte à une compréhension plus universelle et plus spirituelle du Royaume. Luc a mieux compris l'ambiguïté des signes, ça ne le gêne donc pas de dire qu'à un moment de son ministère, Jésus a décidé de les arrêter.
Pour tous, cependant, même pour Luc, il reste que leur foi se fonde sur un signe essentiel, indispensable : la résurrection. Comme le dit Paul, dont Luc est un héritier spirituel : "si Christ n'est pas ressuscité, vaine est notre foi". C'est donc la raison pour laquelle nous avons cette suite du discours, que, cette fois-ci, Jésus n'a certainement pas dite : il n'y aura plus de signes, sauf... Il ne faut donc quand même pas trop leur en demander, même à Luc. Jésus prêchait pour une expérience de chacun, personnelle, du Dieu présent en nous, les chrétiens ont prêché pour une foi en un signe extérieur à tous, le tombeau vide et des apparitions. Le signe de la résurrection est un fait, mais lui aussi a tendance à aveugler et rendre sourd si on fonde tout sur lui ! L'essentiel n'est pas de croire en ceci ou cela, mais de vivre cette vie de l'Esprit, le seul objet du ministère de Jésus.