La semence, c'est la parole. Marc, dans sa version de cette même histoire, ne précise pas plus, ce qui peut laisser entendre qu'il s'agit de la parole de Jésus, de son message, de ses enseignements, et éventuellement ultérieurement la parole de celles et ceux qui chercheront à répandre ce message, ces enseignements. Matthieu dit que c'est la parole "du royaume", ce qui sous-entend en fait la même chose que Marc, mais, en lui donnant un nom, ce message et ces enseignements de Jésus, pour Matthieu, se résument à cette notion juive du royaume (de Dieu, ou dit aussi des cieux), avec "peut-être" quand même les spécificités de la façon dont Jésus le comprenait, à savoir qu'il ne s'agissait pas pour lui d'un royaume terrestre, ce royaume ne supposait pas la restauration de l'indépendance politique d'Israël sur "sa" terre.
Peut-être : en fait il n'est pas sûr du tout que, dans la communauté matthéenne, on avait renoncé à cette royauté terrestre pour Israël. Cette communauté est celle qui était restée la plus attachée, la plus proche, de son judaïsme d'origine ; c'est vraisemblablement d'elle qu'étaient issus ces "faux-frères" dénoncés pas Paul, qui venaient dans les communautés fondées par ce dernier pour expliquer à ces chrétiens issus du paganisme qu'ils devaient se faire circoncire. Les Actes des Apôtres rapportent en effet ce thème récurrent : Paul fonde dans une ville une communauté chrétienne en convertissant des païens, mais dès qu'il part dans une autre ville pour fonder une autre communauté, arrivent dans la précédente de ces émissaires envoyés depuis Jérusalem qui veulent imposer à ces nouveaux chrétiens d'observer absolument toutes les prescriptions du judaïsme le plus strict.
Luc, enfin, nous dit que cette semence, c'est la parole "de Dieu". Ainsi évite-t-il ce thème ambigu du royaume, alors que Luc étant un disciple de Paul, il n'y avait certainement pour lui aucun doute, il n'y avait pas lieu d'imposer aux chrétiens issus du paganisme de se conformer aux 613 prescriptions de la Torah... La parole de Dieu : par là Luc rejoint même Jean avec son prologue. Pour Luc c'est bien sûr le message et les enseignements de Jésus qui sont semés (comme pour Marc et Matthieu), mais de plus, cette parole et ces enseignements sont donc affirmés être ceux-là même de Dieu, et, si royaume il y a, ce n'est certainement pas un royaume lié à un territoire géographique délimité, pas plus en Palestine que nulle part ailleurs sur terre, mais c'est comme il nous le rapporte un peu plus loin, un royaume intérieur, un royaume spirituel, c'est-à-dire lié à un certain état d'esprit, un royaume en nous, d'une part, et aussi entre nous dans nos rapports les uns aux autres.
Cette parole, ou ce "verbe" comme on le dit en général dans le prologue de l'évangile de Jean alors que c'est en fait le même mot grec, "logos", n'est cependant pas à prendre dans le sens restreint, où il symbolise la rationalité, l'intelligence, fussent-elles divines. Il ne s'agit pas de la parole d'Adam quand YHWH lui amène les animaux un à un pour qu'il leur donne leur nom. Cette parole-là, d'Adam, qui nomme les choses, et finalement qui nomme le monde, c'est-à-dire se le représente intérieurement grâce à son intelligence, c'est celle-là qui est effectivement le logos des grecs, et correspond à l'utilisation commune que nous en faisons, et bien sûr d'une importance essentielle. Mais la parole dont nous parlons ici, et dont parle le prologue de l'évangile de Jean, va beaucoup plus loin : c'est celle de YHWH, de Dieu, lui-même, c'est celle par laquelle les choses ont été, non pas seulement comprises par nos consciences, mais d'abord créées.
Et telle est cette parole semée dans cette parabole, une parole par laquelle nous pouvons devenir cocréateurs d'un "autre" monde, prendre part à cette œuvre de création permanente par la Source qu'est notre univers. Tout autre chose qu'une histoire d'être tranquille chez soi dans un monde fini, un monde passé, un monde immuable, l'éternel recommencement, sans nouveauté, sans avenir.

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et une foule nombreuse s'est réunie venant à lui de toute ville
et il a dit en parabole
« le semeur est sorti semer sa semence et en semant
il en est tombé au bord du chemin
et elle a été piétinée et les oiseaux du ciel l'ont dévorée
et d'autre est tombée sur la rocaille
et ayant poussé elle s'est desséchée n'ayant pas d'humidité
et d'autre est tombée au milieu des épines
et les épines ont poussé avec et l'ont étouffée
et d'autre est tombée dans la bonne terre
et ayant poussé elle a fait du fruit au centuple »
en disant cela il ajoutait d'une voix forte
« qui a des oreilles pour entendre entende ! »
ensuite ses disciples l'interrogeaient
« qu'est-ce que c'est cette parabole ? »
et lui a dit
« à vous il a été donné de connaître les secrets du royaume de Dieu
mais aux autres c'est en paraboles si bien que
regardant ils ne voient pas et entendant ils ne comprennent pas
et ce qu'est cette parabole ?
la semence c'est la parole de Dieu
et ceux du bord du chemin sont ceux qui ont entendu
et vient alors le diable et il enlève la parole de leur cœur
de peur qu'ayant cru ils ne soient sauvés
et ceux sur la rocaille eux quand ils entendent
ils accueillent avec joie la parole mais ils n'ont pas de racine
eux croient pour un temps et au temps d'adversité ils désertent
et ce qui est tombé dans les épines ce sont ceux qui ont entendu
mais sous les soucis et la richesse et les voluptés de la vie
en cheminant ils sont asphyxiés et ils n'arrivent pas à maturité
et ce qui est dans la bonne terre
ce sont ceux qui entendent la parole dans un cœur beau et bon
et qui la retiennent et portent du fruit en persévérant
(Luc 8, 4-15)