Billet original : Guides aveugles
« Malheureux, vous, scribes et pharisiens ! Hypocrites ! Vous fermez le royaume des cieux devant les hommes : car vous, vous n'entrez pas, et ceux qui entrent, vous ne laissez pas entrer !
« Malheureux, vous, scribes et pharisiens ! Hypocrites ! Vous parcourez la mer et le sec pour faire un seul prosélyte ; et quand il l'est devenu, vous en faites un fils de la géhenne deux fois pire que vous !
« Malheureux, vous, guides aveugles qui dites : “Jurer par le sanctuaire n'est rien, jurer par l'or du sanctuaire oblige.” Fous et aveugles ! Voyons ! Qui est le plus grand : l'or, ou le sanctuaire qui sanctifie l'or ? Et : “Jurer par l'autel n'est rien, jurer par le présent qui est dessus, oblige.” Aveugles ! Voyons ! Qui est le plus grand : le présent, ou l'autel qui sanctifie le présent ? Qui donc jure par l'autel jure par lui et par tout ce qui est sur lui. Qui jure par le sanctuaire jure par lui et par Celui qui l'habite. Et qui jure par le ciel jure par le trône de Dieu et par Celui qui est assis sur lui. »
Matthieu 23, 13-22
Nous entamons donc une série de sept "malheureux !", qui sont comme les antithèses des huit "heureux !" du sermon sur la montagne. Comme nous l'avions dit samedi, nous oublierons que ces 'malédictions' sont censées s'adresser à une catégorie précise de personnes, les "scribes et pharisiens". Nous essaierons seulement de comprendre quelles sont les attitudes qui sont visées, car, malheureusement, elles sont de tous temps et tous lieux.
À mon avis, les deux premières malédictions sont étroitement liées. On trouve chez Luc (11, 52) un parallèle de la première, qui nous permet de mieux comprendre ce qu'elle signifie. Est en fait visée dans cette malédiction toute prétention à définir une voie unique vers Dieu. Autrement dit, dans le fond, toute religion institutionnalisée. C'est en ceci que, chez Luc, les scribes sont dits avoir confisqué la clé, et qu'ici, chez Matthieu, les scribes et pharisiens sont dits fermer le Royaume devant les hommes. En prétendant que le salut ne peut s'obtenir qu'en suivant leurs préceptes, les "hommes de loi" de toutes les religions, d'une part prouvent qu'ils n'en ont pas été atteints eux-mêmes — sans quoi ils sauraient bien que leur voie ne peut en aucun cas être la seule —, et d'autre part en empêchent effectivement d'autres de trouver éventuellement la leur, et enfin, pour parachever le tout, entraînent donc sur un chemin bien hasardeux ceux qu'ils cherchent à convertir à leur foi, s'exposant à provoquer la perte de personnes qui n'avaient rien demandé !
Il est évident que, si Jésus a pu asseoir avec autant de certitude de telles affirmations, c'est que justement, lui, était en relation avec Dieu. Et on est alors frappé par la différence entre le contenu de ce qu'il a pu enseigner et essayer de transmettre, et la religion qui en est née. Non pas que cette religion soit fausse en soi, pas plus d'ailleurs que le judaïsme n'est faux en lui-même, et non plus l'islam, les bouddhismes, les hindouismes, etc..., etc... Mais l'essentiel du message de Jésus était quand même dans un appel à vivre, chacun, une relation personnelle et directe avec Dieu, relation qu'il appelait le Royaume. Tout le reste, tous les dogmes du christianisme, sont des explications qui ont été construites ultérieurement par les chrétiens, en s'appuyant il est vrai sur ce que leur maître avait pu dire, en s'appuyant surtout sur ce qu'ils ont pu expérimenter par eux-mêmes avec ce qu'ils ont appelé la venue de l'Esprit. Mais tout cet appareil théorique et théologique ne devrait en aucun cas faire perdre de vue son seul but, nous introduire à cette vie avec Dieu. Là est le tout de ce qu'il y a à vivre à la suite de Jésus !
C'est un problème redoutable qui se pose à toute religion, y compris le christianisme, malgré ses prétentions. Fruit de l'expérience croyante et réelle de certains — et nous devons être persuadés que c'est le cas de toutes les religions, sans exception —, une religion a pour objet, louable, de transmettre quelque chose de cette expérience à d'autres. Ceci part d'une très bonne intention, donc, et peut effectivement être couronné de succès. Ce qui est par contre inadmissible, c'est d'en arriver à une prétention d'universalité. Dieu reste Dieu ! c'est-à-dire qu'il nous échappera toujours. Le chemin par lequel nous le trouvons ne saurait alors s'imposer à tous. C'est ce dont témoignent les mystiques (appelons ainsi ceux qui ont réellement accès à cette relation personnelle et directe avec Dieu), qui savent se reconnaître au-delà des traditions religieuses dont ils sont issus. C'est ce que ne devrait jamais oublier aucune religion. Nous ne pouvons que proposer notre témoignage de ce que nous vivons. S'il en aide d'autres, tant mieux ! sinon, cela ne veut en aucun cas dire que ces autres seraient dans l'erreur, simplement que ce chemin-là n'est pas fait pour eux.
Le troisième malédiction que nous avons aujourd'hui est, telle quelle, à priori, de peu d'intérêt. Dans le sermon sur la montagne, Matthieu (5, 34) nous avait rapporté cette parole de Jésus : "Or moi je vous dis de ne pas jurer du tout !". Sur le fond, l'évangéliste se contredit donc en voulant entrer ici dans des distinctions entre jurer sur le sanctuaire ou sur son or, sur l'autel ou sur son présent, et finalement sur le trône de Dieu ou sur Dieu lui-même... Mais en oubliant le fait qu'on nous parle de serments, nous pouvons y trouver une parole qui appuie ce que nous venons de dire : que ce qui est premier, dans une religion, n'est pas la religion mais Dieu.