Les deux sommes dont il est question dans cette histoire de débiteurs sont sans commune mesure l'une avec l'autre. La première, dix mille talents, est tellement énorme (de l'ordre du budget annuel de fonctionnement de l'ensemble de l'empire romain...) qu'il est évidemment impossible qu'un simple roi ait pu la prêter à un de ses ministres, fut-ce même le plus important d'entre eux ; quant à lui en faire cadeau, n'en parlons même pas ! Les auditeurs de l'époque savaient très bien ce qu'il en était, il s'agit bien d'une histoire symbolique, qui veut parler d'un don au-delà de toute valeur, il s'agit du don de nous-même, du don de notre être, cet être que nous avons reçu sans aucune contrepartie, sans aucun mérite de notre part.
L'autre somme, cent deniers, est elle par contre tout-à-fait crédible, et assez facile à évaluer pour tout un chacun, puisque le denier était le salaire journalier de base, l'équivalent de notre smic. Pour le public populaire de Jésus, c'était bien sûr une somme importante (entre trois et quatre mois de revenus), tout en comprenant bien que, pour les plus hauts personnages d'un état, pour ces "ministres" (ou officiers de haut rang) de l'histoire, cela restait une somme d'importance nettement moindre, il n'y avait aucun doute que l'un d'eux ait pu en dépanner un de ses pairs qui en avait eu besoin ponctuellement pour quelque raison que ce soit.
En ayant maintenant en tête ces éléments, on en vient alors à se demander comment il est possible que celui qui venait de bénéficier d'une telle largesse royale — c'est le moins qu'on puisse en dire — ait aussitôt fait preuve d'une telle mesquinerie vis-à-vis de son collègue ; c'est effectivement incompréhensible. Alors pourquoi en va-t-il autrement pour nous tous, quand nous appliquons l'image, le symbole, à son objet : le pardon à ceux qui peuvent nous avoir causé du tort dans nos vies ? la seule raison que je voie, que je puisse en voir, est dans le fait que nous ne soyons pas convaincus de ce donné initial, à savoir que nous ne tenons pas notre être, notre existence, de nous-même, que cela nous a été donné, ou mieux encore : prêté ?
C'est d'ailleurs peut-être là très précisément que réside la question : même si nous admettons de manière plus ou moins théorique que nous ne nous sommes pas fait nous-même (nous avons notamment au moins eu des parents, qui nous ont transmis la vie), nous nous considérons cependant comme relativement propriétaires de notre existence jusqu'à un certain point : même si nous savons qu'elle peut cesser à tout moment, ce n'est pas ainsi que nous nous comportons dans les faits, nous vivons comme s'il était raisonnable que cela durera encore ...un temps variable selon notre âge, bien sûr, mais toujours nous faisons comme si une telle durée nous était due encore.
Et il faut reconnaître que, si nous craignons de disparaître à tout moment, nous risquons bien d'entrer dans une sorte de paralysie, de ne plus rien entreprendre, de ne plus rien faire de cette vie qui nous a été confiée, ce qui ne serait pas plus intelligent. La seule attitude juste est alors de devenir vraiment conscients de ce don qui nous est fait, non seulement initialement lors de notre conception, mais encore à tout instant. Ne nous est-il jamais arrivé dans notre vie un grand bonheur, tel que, alors, les petites incivilités que nous pouvons subir ponctuellement et qui nous mettent en général plutôt de mauvaise humeur, cette fois-là ne nous effleurent qu'à peine ?
C'est ainsi seulement, en tout cas, qu'il est possible de pardonner même jusqu'à soixante dix fois sept fois...
Agrandissement : Illustration 1
alors s'étant approché Pierre lui a dit
« seigneur ! combien de fois
mon frère péchera contre moi et je lui remettrai ?
jusqu'à sept fois ? »
Jésus lui dit
« je ne te dis pas jusqu'à sept fois
mais jusqu'à soixante-dix fois sept
c'est pourquoi le royaume des cieux a été comparé à un homme un roi
qui voulut faire ses comptes avec ses ministres
et en commençant ces comptes il lui en fut amené un
un débiteur de dix mille talents et n'ayant pas de quoi rendre
le seigneur ordonna qu'il soit vendu
ainsi que sa femme et ses enfants et tout ce qu'il a
pour rendre
alors s'étant abaissé le ministre se prosternait devant lui en disant
"patiente avec moi ! et je te rendrai tout"
et ému aux entrailles le seigneur de ce ministre le libéra
et il lui remit sa dette
mais en sortant ce ministre trouva un de ses pairs
qui lui devait cent deniers et l'ayant saisi il l'étranglait en disant
"rends ce que tu dois !"
alors s'étant abaissé son pair le suppliait en disant
"patiente avec moi ! et je te rendrai"
mais il ne voulait pas et de là il le jeta en prison
jusqu'à ce qu'il ait rendu ce qu'il devait
aussi ses pairs ayant vu ce qui s'était passé furent fort attristés
et de là exposèrent à leur seigneur tout ce qui s'était passé
alors l'ayant appelé à lui son seigneur lui dit
"ministre exécrable ! toute cette dette je te l'avais remise
parce que tu m'avais supplié alors ne devais-tu pas toi aussi
avoir pitié de ton pair comme moi j'avais eu pitié de toi ?"
et en colère son seigneur le livra aux bourreaux
jusqu'à ce qu'il ait rendu tout ce qu'il devait
et c'est ainsi que mon père du ciel fera pour vous
si vous ne remettez pas chacun à son frère de tout votre cœur »
(Matthieu 18, 21-35)