Billet original : Voilà l'ennemi !
Il leur sert une autre parabole. Il dit : « Le royaume des cieux ressemble à un homme qui sème de la belle semence dans son champ. Pendant que dorment les hommes, vient son ennemi : il sème des zizanies par dessus, au milieu du blé, et il s'en va. Quand l'herbe germe et fait du fruit, alors paraissent aussi les zizanies.
« Les serviteurs du maître de maison s'approchent et lui disent : “Seigneur, n'est-ce pas de la belle semence que tu as semée dans ton champ ? D'où vient donc qu'il y ait des zizanies ?” Il leur dit : “Un homme, ennemi, a fait cela !” Les serviteurs lui disent : “Veux-tu donc que nous allions les ramasser ?” Il dit : “Non ! de peur qu'en ramassant les zizanies, vous déraciniez avec elles le blé. Laissez l'un et l'autre croître ensemble jusqu'à la moisson. Au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : ‘Ramassez d'abord les zizanies, liez-les en bottes pour les brûler. Quant au blé, rassemblez-le dans mon grenier.’” »
Matthieu 13, 24-30
Deuxième parabole de la série de sept que rapporte Matthieu. Ces deux premières paraboles, celle du semeur et celle-ci qu'on appelle généralement des zizanies, sont de loin les plus longues, de plus ce sont les deux seules dont l'évangile donne une interprétation officielle. On peut donc penser qu'elles sont les plus importantes pour Matthieu. On ne peut pas en déduire que Jésus les considérait lui aussi comme essentielles ! L'ordre dans lequel les paraboles nous sont exposées dans les évangiles provient des évangélistes. Il est de plus tout-à-fait possible que ces deux paraboles aient été beaucoup plus courtes à l'origine. Par exemple, ici, peut-être n'était-il pas question initialement d'ennemi qui soit venu semer les zizanies, puisqu'il ne s'agit que de l'adventice habituelle des céréales. La forme sous laquelle les paraboles ont été fixées peut provenir en partie de Jésus, mais peut aussi avoir été développée au cours des années où elles se sont transmises oralement. Le fait que la parabole des zizanies ne nous soit rapportée que par Matthieu indique qu'elle parlait particulièrement à sa communauté, qu'elle l'a donc longuement méditée, et certainement 'améliorée' pour qu'elle dise mieux ce qu'elle y comprenait.
On peut effectivement assez bien comprendre pourquoi la parabole des zizanies pouvait être importante pour la communauté matthéenne. Cette communauté était composée presque uniquement de juifs d'origine, avec donc la vision juive d'être 'le' peuple choisi par Dieu parmi tous les peuples. Les païens qui voulaient rejoindre cette communauté devaient d'abord adhérer au judaïsme, devenir juifs. La communauté de Matthieu est une communauté juive, une des nombreuses branches du judaïsme de l'époque, avec juste cette particularité de croire que Jésus était le Messie attendu par la plupart. Mais le temps passe, et la communauté reste minoritaire au sein du judaïsme. Après une période initiale de croissance, où ils ont pu convertir à leur croyance une partie de leurs coreligionnaires, principalement des pharisiens, ils butent sur des limites, et ont l'impression d'être ce champ de céréales où leurs plants de belle semence se trouvent en concurrence avec des adventices nombreuses. La parabole est donc là pour les rassurer, le moment venu le moissonneur saura faire le tri, et aussi pour leur éviter de trop s'échiner sur une tâche de plus en plus impossible, s'acharner à convertir leurs frères du judaïsme, considérés désormais comme inéluctablement destinés au feu éternel.
Les zizanies symbolisent donc, pour la communauté matthéenne, le judaïsme qui ne veut pas recevoir Jésus pour Messie. Mais pas seulement. Parce que, parallèlement à ces soucis avec ses coreligionnaires, la communauté de Matthieu en a d'autres, avec une autre branche du christianisme qui est en train de se développer en-dehors de son contrôle et avec une doctrine qu'elle ne peut accepter : les communautés pauliniennes. Paul nous parle en effet, dans ses lettres, de ces "faux frères" venus de Jérusalem, qui se présentent, dans les communautés qu'il fonde, dès que lui-même part plus loin pour en fonder d'autres. Ces "faux frères" prêchent aux païens, qui composent les communautés fondées par Paul, qu'ils doivent se conformer à toutes les prescriptions du judaïsme, notamment la circoncision, contrairement à l'avis de Paul. Ces "faux frères" sont tout simplement des membres de la communauté matthéenne, qui considère aussi le christianisme de Paul comme de la mauvaise herbe, et vraisemblablement Paul lui-même comme cet 'ennemi' qui la sème. Ici, le message "laisser pousser ensemble" correspond sans doute moins à la réalité vécue par la communauté de Matthieu qui, semble-t-il, s'acharna longtemps à combattre le christianisme de Paul, au moins jusqu'à la destruction de Jérusalem.
Pour nous, aujourd'hui, nous nous efforcerons donc surtout d'être plus fidèles que la communauté matthéenne à ce qu'elle proclamait. Il ne nous appartient en fait pas de préjuger, c'est ce que dit la première réponse du maître à ses serviteurs : au stade jeune pousse, il est bien délicat de discerner entre 'bonne' et 'mauvaise' graminée... On pourrait encore se poser la question de ce qu'est le bien et le mal, en l'occurrence, sachant que, si les 'zizanies' ne sont effectivement pas des céréales, aptes à nous nourrir, elles font par contre, dans leur variété que nous appelons ray-grass, de magnifiques gazons ! Enfin, je ne suis resté ici que dans le cadre de l'explication officielle de la parabole, pour indiquer quelles significations concrètes elle pouvait avoir pour la communauté de Matthieu, mais il est évident que d'autres compréhensions de la parabole sont possibles, voire souhaitables. Peut-être en voyez-vous déjà ? j'y reviendrai quant à moi quand nous en serons à cette explication officielle, après les deux petites paraboles qui vont venir d'abord s'intercaler. À suivre, donc...