En abordant ces malédictions adressées aux "scribes et pharisiens" par Matthieu, il faut bien comprendre que Jésus ne les a vraisemblablement jamais prononcées ainsi d'affilées. On a affaire à un procédé littéraire, qui a voulu regrouper un certain nombre de ces invectives que le rabbi a pu sortir en diverses occasions, soit pour certaines à plusieurs reprises ou pour d'autres en des circonstances particulières, ces deux raisons expliquant qu'elles aient marqué les esprits et soient restées dans les mémoires ; mais on ne doit pas exclure non plus que certaines aient été déformées, voire inventées. Matthieu n'est pas le seul à nous transmettre un tel catalogue, Luc le fait aussi, mais de reproches en partie différents, et adressés les uns aux scribes et les autres aux pharisiens, séparément, ce qui indique déjà que les destinataires sont en réalité bien incertains !
Matthieu commence, à mon sens, par un grief clé, central, dont les suivants ne seront plus ou moins que des déclinaisons. Dans le texte qui précède immédiatement celui-ci (cf. samedi), les scribes et les pharisiens étaient dits être assis "sur le siège de Moïse", ce qui signifie qu'ils seraient les enseignants officiels de la torah, ceux censés la comprendre et l'expliquer, et donc les meilleurs guides qu'on puisse trouver si on veut accéder au royaume. Mais on sait que Jésus émettait de forts doutes à ce sujet, enseignant lui-même, de l'avis des foules, "avec autorité", "pas comme les scribes et pharisiens", ce qui signifie que, lui, avait une compréhension spirituelle là où eux en restaient à une lettre, laquelle, sans l'esprit, est forcément morte. On peut se rappeler à ce sujet l'ironie vis-à-vis de Nicodème (un pharisien réputé) quand ce dernier ne comprend pas l'histoire de la seconde naissance : comment ? toi, "le" maître d'Israël, tu ne connais pas ces choses ?
Alors évidemment, quand ceux qui sont censés enseigner les autres n'y connaissent en réalité rien, ce sont des aveugles qui prétendent guider, non seulement d'autres aveugles, mais même des qui seraient sur la bonne voie si seulement ils suivaient ce que leur dicte leur intuition, leur sentiment, mais qui se mettent à douter, du fait que le discours des autorités officielles vient leur embrouiller la tête, comme on dit. Voilà donc en quoi les "scribes et pharisiens" qui sont assis sur le siège de Moïse, non seulement n'entrent pas dans le royaume, mais de plus empêchent d'y entrer ceux qui pourraient le faire s'ils avaient l'audace ou le courage de croire en eux-mêmes, mais il leur en faudrait une sacrée dose, comme d'ailleurs pour tout croyant de base de quelque religion que ce soit quand il lui faut briser tout ce qui s'est rigidifié et figé dans les institutions et les dogmes qu'il a reçus, pour atteindre à leur substantifique moelle.
Partant de là, il est alors tout simplement évident qu'un converti gagné par de tels "maîtres" est doublement perdant, puisque au moins autant perdu qu'eux dans sa nouvelle religion, et de plus ayant perdu ce qu'il pouvait y avoir de juste dans son ancienne. Ici, on ne peut que penser aux avertissements répétés du dalaï-lama aux occidentaux attirés par le bouddhisme tibétain : sauf exceptions toujours possibles, ils se trompent en croyant que ce dernier serait une meilleure voie pour eux que leur christianisme d'origine (la plupart viennent de là) ; les religions, toutes les religions, ne sont en elles-mêmes que des formes, qui témoignent très imparfaitement de la réalité vivante dont elles sont nées, et retrouver cette réalité à travers le bouddhisme supposera pour ces transfuges de commencer par assimiler toute la culture, y compris la métaphysique, qui lui a donné naissance, avant de pouvoir en briser la forme : pourquoi ne pas s'attaquer directement à la culture et la métaphysique dans laquelle ils baignent depuis leur enfance ?
Quant à la tirade sur les serments, on y voit bien sûr avec une clarté éblouissante jusqu'à quelles extrémités peut amener une certaine littéralité coupée de tout esprit, mais on ne peut qu'être surpris d'imaginer Jésus s'en préoccupant, lui qui, dans le sermon sur la montagne du même Matthieu, interdisait purement et simplement tout serment ; il y a là une contradiction en soi, à se demander si Matthieu connaît l'évangile qu'il aurait lui-même écrit ? ou, plus vraisemblablement, ces raisonnements sur la validité des serments selon le référent sur lequel on jure auraient pu être tenus par un Jésus antérieur à celui qui en était venu à rejeter purement et simplement tout serment ; on aurait alors une trace de plus de cette humanité de l'homme, d'une évolution de sa pensée au cours du temps, évolution non respectée par des évangiles dont on sait qu'ils sont des compositions à partir de matériaux d'origines diverses, avec le souci principal de s'efforcer de ne rien perdre, quitte à les organiser de façon pas toujours optimale...
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mais honte à vous scribes et pharisiens mécréants !
c'est que vous fermez le royaume des cieux
à la face des hommes
car vous ni vous n'entrez
ni vous ne laissez entrer ceux qui entrent
honte à vous scribes et pharisiens mécréants !
c'est que vous parcourez la mer et le sec
pour faire un seul prosélyte
et quand il l'est devenu,
vous le faites fils de la géhenne au double de vous
honte à vous guides aveugles qui dites
"qui jure sur le temple ce n'est rien
mais qui jure sur l'or du temple est obligé"
stupides et aveugles ! car qui est le plus grand
l'or ou le temple qui rend l'or sacré ?
et
"qui jure sur l'autel ce n'est rien
mais qui jure sur l'offrande qui est sur lui est obligé"
aveugles ! car qui est le plus grand
l'offrande ou l'autel qui rend l'offrande sacrée ?
donc qui jure sur l'autel
jure sur lui et sur tout ce qui est sur lui
et qui jure sur le temple
jure sur lui et sur celui qui l'habite
et qui jure sur le ciel
jure sur le trône de Dieu et sur celui qui est assis sur lui
(Matthieu 23, 13-22)