Cette parabole-ci est propre à Matthieu : il est le seul à la rapporter, ni Marc ni Luc ne l'ont, ce qui peut poser question sur son authenticité, c'est-à-dire sur le fait de savoir si elle provient réellement de Jésus ou pas. Ceci dit, cela n'empêche pas d'essayer d'en retirer quelque réflexion enrichissante.
Le seul point, dirais-je, qui personnellement me gêne dans cette histoire, c'est cet "ennemi" sur le dos duquel est mise la responsabilité de ce que de l'ivraie soit venue pousser mélangée au bon grain. Beaucoup pensent que ce que Matthieu appelle l'ivraie est Lolium temulentum, une graminée dont le plant ressemble en effet énormément à celui du blé, tant que n'apparaissent pas les épis ; à ce moment-là seulement la différence est nette en ce que le blé ne fait qu'un seul épi en bout de tige, tandis que l'"ivraie" produit une succession étagée de petits épis, mais par contre les grains se ressemblent beaucoup, ceux du blé étant seulement très légèrement plus gros, et s'ils ont été moissonnés ensemble, il sera quasiment impossible de les trier (sauf avec les trieuses mécaniques modernes...) ; il s'agit donc d'une adventice qui s'est toujours retrouvée plus ou moins mêlée à la culture du blé depuis toujours jusqu'au vingtième siècle.
Il faudrait que ce maître de maison soit bien sûr de lui pour affirmer ainsi que sa semence était "bonne", c'est-à-dire non mélangée d'un peu d'ivraie, sans compter d'autre part qu'il peut suffire que dans un champ ou un pré voisin il y en ait eu les années précédentes, pour que celle-ci ait grainé spontanément et soit venue s'implanter chez lui. Mais au-delà de la crédibilité de l'histoire, il faut bien sûr prendre en compte ce à quoi elle fait allusion, et c'est évidemment à la vieille question qui hante l'humanité de tout temps et qui le fera sans doute tout le temps encore, celle du mal, pourquoi y a-t-il du mal dans nos existences, pourquoi le monde n'est-il pas parfait, Dieu ne serait-il donc pas tout-puissant, et cela implique-t-il qu'il ait un ennemi ?
Pour des athées, on pourrait dire que la question ne se pose pas : pas de dieu, donc pas plus de diable, les lois de ce monde sont comme elles sont, c'est ainsi, il faut savoir prendre les choses comme elles se présentent ! on fera tout ce qu'on peut pour remédier à ce à quoi on peut remédier, mais se demander pourquoi le monde n'est pas parfait n'a pas de sens, et il y a là certainement une des causes principales de l'athéisme, le fait que quoi que puissent en dire les croyants, il n'y a pas de sens à l'existence du mal, en tout cas pas si Dieu est tout-puissant comme beaucoup d'entre eux l'affirment ; même l'argument, selon lequel Dieu n'empêche pas les méchants de mal agir parce que sinon l'être humain ne serait pas libre, cet argument, parfaitement fondé concernant le mal commis par les humains, ne tient pas concernant tous les autres maux, les catastrophes naturelles, les animaux sauvages, les microbes et les virus, etc.
Non, un Dieu tout-puissant est réellement incompatible avec l'existence du mal, et imaginer l'existence d'un dieu du mal n'y change rien, cela mène tout autant à la conclusion que Dieu n'est donc pas tout-puissant. Dans une des ses boutades bien connues, Woody Allen s'exclamait "si Dieu existe, j'espère qu'il a une bonne excuse !", effectivement, me semble-t-il, qu'il ne soit pas tout-puissant peut en être une bonne, et tout ceci, bien sûr, ne fait que conforter le point de vue athée : un Dieu qui n'est pas tout-puissant, à quoi ça sert ? est-ce que ça peut avoir un sens ?
Je crois que le premier point essentiel est d'admettre que s'il n'est pas tout-puissant, alors c'est qu'il est susceptible de souffrir, et même, puisqu'il est le tout de ce qui est, qu'il endure effectivement "dans sa chair" toutes, absolument toutes, les souffrances d'absolument tous les êtres susceptibles de souffrir de tout l'univers. Tout ce dont nous souffrons, c'est lui aussi qui en souffre absolument comme nous. Et le deuxième point essentiel est d'admettre aussi que, si vivre en tant qu'être qui fait partie de ce monde comporte inéluctablement de la souffrance, c'est simplement que cela n'est pas possible autrement. La souffrance fait partie de la vie, au même titre que la joie, le bonheur, la paix, le plaisir, et que d'ailleurs, s'il n'y avait pas la souffrance, il n'y aurait pas non plus la joie, le bonheur, la paix, le plaisir...
Ce que nous dit alors la parabole, c'est d'espérer qu'un jour, au final, le bien finira par prendre le dessus sur le mal, globalement parlant, et n'est-ce pas ainsi que nous vivons tous bon gré mal gré, nous efforçant de ne pas trop nous appesantir sur nos souffrances pour toujours chercher le côté positif des choses ? Ceci pour ce qui est de nos points de vue individuels... le point de vue de Dieu, ou le point de vue de l'univers si on préfère, ou de la nature ou tout ce qu'on voudra d'autre, lui, ce point de vue-là, nous pouvons le mesurer à l'histoire de cet univers, parti de rien pour manifester toute la richesse, toutes les beautés, qu'il contient. Du point de vue de l'univers, le bilan n'est-il pas globalement positif ? Là est peut-être le point crucial : si nous ne sommes pas capables de nous émerveiller de l'aventure qui a mené jusqu'à nous, humains, et qui n'a pas de raison de ne pas mener plus loin encore...

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il leur offre une autre parabole en disant
« le royaume des cieux est semblable à un homme
qui a semé de la belle semence dans son champ
or pendant que les hommes dorment
son ennemi est venu
et au milieu du blé il a semé en plus de l'ivraie
et il est parti
et quand l'herbe eut germé et qu'elle eut produit du fruit
alors se révéla l'ivraie
alors s'étant approchés du maître de maison
les serviteurs lui dirent
"seigneur ! n'est-ce pas de la bonne semence
que tu as semée dans ton champ ?
comment donc y a-t-il de l'ivraie ?"
et il leur disait
"c'est un homme ennemi qui a fait ça"
alors les serviteurs lui disent
"veux-tu donc que nous allions la ramasser ?"
mais il a dit
"non ! de peur qu'en ramassant l'ivraie
vous déraciniez le blé avec elle
laissez les deux croître ensemble
jusqu'à la moisson.
et au moment de la moisson
je dirai aux moissonneurs
'ramassez d'abord l'ivraie
et liez-la en bottes pour la brûler !
et le blé
rassemblez-le dans mon grenier !'" »
(Matthieu 13, 24-30)