
Billet original : Le militaire et la belle-mère
Il entrait dans Capharnaüm. Un chef de cent s'approche de lui, il le supplie en disant : « Seigneur, mon garçon gît dans ma maison, paralytique et terriblement tourmenté.» Il lui dit : « Moi, je viens le guérir. » Le chef de cent répond et dit : « Seigneur, je ne mérite pas que tu entres sous mon toit. Mais dis ! seulement une parole, et mon garçon sera rétabli. Car moi qui suis un homme sous une autorité, j'ai sous moi des soldats. Je dis à l'un : “Va”, — et il va. À un autre : “Viens”, — et il vient. Et à mon serviteur : “Fais ceci”, — et il fait. »
Jésus entend et il admire. Il dit à ceux qui le suivent : « Amen, je vous dis, chez personne en Israël, une telle foi je n'ai trouvée ! Je vous dis : beaucoup de l'Orient et de l'Occident viendront s'installer à table avec Abraham, Isaac et Jacob dans le royaume des cieux. Mais les fils du royaume seront jetés dehors, dans la ténèbre extérieure : là sera le pleur, le grincement des dents ! » Jésus dit au chef de centaine : « Va ! comme tu as cru, qu'il advienne ! » Le garçon est rétabli à cette heure-là.
Jésus vient dans la maison de Pierre. Il voit sa belle-mère gisant, fiévreuse. Et il touche sa main. Et la fièvre la laisse. Et elle se réveille... Et elle le servait ! Le soir venu, ils lui présentent de nombreux démoniaques. Il jette dehors les esprits, d'une parole, et tous ceux qui vont mal, il les guérit, pour accomplir le mot dit par Isaïe le prophète : “Lui-même, nos infirmités, il les prend, nos maladies, il les porte !”
Matthieu 8, 5-17
Voici le deuxième et le troisième miracles de la série de dix inaugurée hier par Matthieu. Selon certains, Matthieu voulait ce nombre de dix en référence aux dix plaies d'Égypte. Dans cette hypothèse, le sermon sur la montagne nous décrit un Jésus nouveau Moïse, promulguant la Loi nouvelle, comme Moïse était allé cherché les Tables de la Loi sur le Sinaï. Et Jésus accomplissant dix miracles de bénédiction est l'inverse du Moïse qui avait été obligé de produire dix miracles de malédiction pour obtenir la libération de son peuple de l'esclavage. Quoi qu'il en soit, le nombre de dix miracles exposés par Matthieu à la suite du sermon sur la montagne a certainement une portée symbolique dans l'esprit de son auteur. Nous ne chercherons pas à trouver nécessairement une logique dans le choix de chacun de ces miracles, ni dans leur ordre, ce ne serait peut-être pas pertinent. Nous examinerons cependant la question au moins pour le second, le 'garçon' du centurion, en raison de ce que nous avons vu hier, que, si Matthieu a conservé la première guérison rapportée par Marc, celle du lépreux, il a par contre tenu à relater ensuite celle-ci, qui ne figurait pas chez Marc : c'est donc qu'il avait de bonnes raisons pour le faire.
Le lépreux a ceci d'emblématique que sa maladie fait partie des causes qui engendrent une des plus fortes exclusions possibles de la communauté juive. Il y avait donc dans la guérison du lépreux un message très fort, annonçant que Jésus est venu pour le rétablissement de tous, mais plus précisément de tous les enfants d'Israël. C'est alors le premier message que veut faire passer Matthieu avec notre centurion du jour : Jésus n'est pas venu seulement pour son peuple mais aussi pour toutes les nations. Cette dimension d'ouverture du champ de la mission ne manque pas de surprendre, ici, chez Matthieu, et mise à ce point en valeur. Effectivement, Matthieu est l'évangile qui s'adresse globalement le plus prioritairement aux juifs, c'est son cœur de cible. Un exemple parmi de nombreux autres : il n'y a que chez Matthieu qu'on trouve, lors de l'envoi en mission des douze, la recommandation de ne se rendre ni chez les païens, ni chez les samaritains ! On peut noter aussi le leit-motiv de Matthieu "tout ceci a eu lieu pour que s'accomplisse tel ou tel passage des Écritures", qui n'a de sens que parce que l'évangéliste s'adresse à des juifs qu'il s'efforce de convaincre que Jésus était bien le Messie qu'ils attendaient. En bref, on trouve en réalité très peu de passages où Matthieu se soucie des 'nations'. Il est donc important de noter celui-ci.
Deuxième surprise qui va dans le même sens : dans son passage parallèle de la guérison du 'garçon' du centurion, Luc fait tout un développement pour nous expliquer que ce 'païen' était en fait un prosélyte, un de ces "craignant Dieu", adhérant à la foi d'Israël, et qui l'avait largement prouvé en finançant à lui seul la construction de la synagogue de Capharnaüm ! En sorte que nous nous trouvons devant ce double paradoxe, d'un Luc dont le public est païen et faisant tout pour atténuer le paganisme du centurion, et d'un Matthieu dont le public est juif et procédant à l'inverse ! On notera encore que, dans le passage de Jean qui n'est pas exactement parallèle mais qui présente de nombreuses similitudes, le centurion est devenu un "fonctionnaire royal", donc à priori cette fois-ci purement et simplement un juif... C'est donc bien le sens essentiel de cette guérison que nous présente Matthieu après le lépreux, comme il le souligne dans la déclaration de Jésus "chez personne en Israël je n'ai trouvé une telle foi !", phrase qu'on trouve aussi chez Luc, mais avec une portée atténuée. Dernier paradoxe : nous pouvons être certains que les païens qui voulaient rejoindre la communauté matthéenne devaient d'abord se soumettre à la Loi juive, et notamment se faire circoncire, pour les hommes, alors qu'on sait aussi que les païens qui voulaient rejoindre les communautés pauliniennes au nom desquelles parle Luc n'y étaient pas contraintes de manière aussi stricte...
Matthieu nous rapporte ensuite la guérison de la belle-mère de Pierre, et les guérisons multiples du soir, épisode qui vient de la journée type inaugurale à Capharnaüm, de Marc. Matthieu en a supprimé la scène du matin, à la synagogue, ce qui fait qu'on se demande un peu pourquoi tout ce monde se presse le soir auprès de Jésus, et aussi pourquoi Matthieu a tenu à garder l'après-midi et le soir. Est-ce pour la scène de guérisons nombreuses, qu'il ne voyait pas pouvoir introduire seule, telle quelle ? mais la maladresse demeure, puisque la foule qui se presse le soir le fait parce qu'elle a assisté le matin à l'exorcisme public du possédé dans la synagogue. Ceci signifierait surtout que Matthieu ne voulait pas de cet exorcisme. De fait, dans les dix miracles, Matthieu ne va nous raconter qu'un seul exorcisme, mais pas n'importe lequel, celui des milliers de démons expulsés dans des cochons. Or, cet exorcisme a de plus cette particularité de se produire à l'étranger, "au pays des Gadaréniens". Il est donc possible qu'il était hors de question pour Matthieu de parler d'esprits impurs en terre d'Israël, ou du moins le plus discrètement possible, puisqu'il mentionne quand même ici, dans la scéance du soir, de nombreux démoniaques dont Jésus expulse les esprits, mais c'est une description qui reste vague et générale.
L'autre hypothèse, à savoir que Matthieu tenait à la guérison de la belle-mère, ne nous éclaire guère plus. C'est un épisode qui a une très forte probabilité historique, mais peu de signification théologique, dans l'esprit des évangélistes. Il nous parle d'un Jésus attentif, pas seulement aux grandes détresses qu'il pouvait croiser sur son chemin, mais aussi aux petites misères beaucoup plus banales de ses proches. C'est le seul miracle 'domestique' qui nous soit rapporté par les évangiles. Personne n'est au courant, à part Pierre, André et leur famille, ainsi que les deux frères Zébédée. Toutes les autres guérisons sont publiques, et sont censées servir à l'édification des foules. De nos jours, nous sommes certainement sensibles à cette dimension d'un Jésus qui serait comme un ami intime, autant dans les grandes choses que les plus petites. Dans le discours des évangiles, c'est une préoccupation nettement moins prioritaire ! il y a une dimension publique et universelle de Jésus à construire et transmettre, qui a peu à voir avec des privautés. Tout ceci justifie donc la forte probabilité de l'épisode, et nous dit que si les évangélistes l'ont conservé, c'est sans doute surtout pour cette raison. Il nous faut donc le prendre ainsi, une notation ponctuelle, émouvante, mais plutôt comme une bizarrerie dans le cours général du discours.