Billet original : En attendant
« Veillez donc : vous ne savez pas quel jour votre Seigneur vient ! Cela, comprenez-le : si le maître de maison avait su à quelle veille vient le voleur, il aurait veillé et n'aurait pas laissé perforer sa maison. C'est pourquoi, vous aussi, soyez prêts : c'est à l'heure que vous ne croyez pas que le fils de l'homme vient !
« Qui donc est-il, le fidèle serviteur, et avisé, que le seigneur a établi sur sa maisonnée pour leur donner la nourriture en son temps ? Heureux ce serviteur-là, qu'en venant son seigneur trouvera à faire ainsi ! Amen, je vous dis : sur tous ses biens il l'établira ! Mais si, méchant, ce serviteur dit en son cœur : “Mon seigneur tarde“, et commence à frapper ses co-serviteurs, il mange et boit avec les ivrognes… Il viendra, le seigneur de ce serviteur-là, au jour qu'il n'attend pas, à l'heure qu'il ne connaît pas. Il le retranchera et mettra sa part avec les hypocrites : là sera le pleur, le grincement des dents. »
Matthieu 24, 42-51
Après les 'malédictions', Matthieu est passé à ce qu'on appelle le discours eschatologique ou apocalyptique, ce qui signifie surtout discours qui annonce la fin des temps avec le retour de Jésus. On sait que les premiers chrétiens ont été surpris que cet événement ne se produise pas sitôt la résurrection. Dans les Actes des Apôtres, c'est la seule question qu'ils posent à Jésus ressuscité : c'est donc maintenant que tu vas rétablir le Royaume de David ? Eh bien non, visiblement les romains sont toujours là, le Royaume n'est pas encore pour tout de suite. Mais ils ne renoncent pas, et ils espèrent de plus en plus exaspérément que ça va être pour très bientôt. Tel est donc le sens du discours eschatologique, anticiper cet événement qui ne saurait tarder, en s'appuyant sur les "signes des temps" qu'ils ont pu observer, notamment la destruction de Jérusalem en 70, qui a revivifié leurs espoirs. En même temps, cette attente qui n'en finit pas en désespère certains, qui ont été tentés (et il y en a certainement qui ont aussi succombé) de tout laisser tomber, de ne plus y croire. C'est pour réagir à ces défections que nous avons maintenant, en conclusion du discours, ce texte, ainsi que les deux paraboles que nous verrons demain et samedi, achevant ainsi notre parcours liturgique de l'évangile de Matthieu.
Il s'agit donc de persévérer, de ne pas se décourager. La communauté matthéenne étant une communauté déjà fortement structurée, cette injonction est déclinée sous deux formes. La première s'adresse à ceux qu'on pourrait appeler les "simples fidèles", dans nos terminologies modernes. Bref, pour tous les croyants : veillez ! Ne vous endormez pas en retournant à vos croyances antérieures d'un Messie qui ne serait pas encore venu, restez fermement convaincus que ce Messie est bien Jésus. Pour l'instant, on peut effectivement en douter, puisqu'on ne le voit plus (les 'apparitions' avaient cessé), il est parti... Matthieu n'est pas très explicite sur la manière dont le thème du retour ultérieur de Jésus s'est développé dans sa communauté. Le thème est exposé très clairement dans le discours eschatologique, mais si on prend la finale de l'évangile, il n'est pas question de départ de Jésus : "Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde" (28, 20). On peut alors comprendre que, si certains ont répondu à cette contradiction, par l'idée, beaucoup plus explicite chez Jean, que cette disparition de Jésus n'est que provisoire, d'autres aient pu avoir des doutes, qui s'accroissaient au fur et à mesure que ce retour tardait à se manifester...
La seconde injonction s'adresse plus particulièrement à ceux qui ont "charge d'âmes" dans la communauté. Luc, qui a lui aussi ces deux injonctions à la suite l'une de l'autre, nous le dit clairement. Chez lui, Pierre intervient à la fin de la première : cette veille permanente à maintenir, est-elle à observer par tous, ou seulement par eux, autrement dit les douze ? (Luc 12, 41) et Jésus lui répond alors avec la seconde injonction, ce qui signifie que la première est bien pour tous, et que pour eux, il y a en plus la seconde. Chez Luc, la distinction se fait clairement entre les douze et les autres. Matthieu ne précise pas autant, ce sont tous ceux qui ont une responsabilité vis-à-vis de leurs frères qui sont concernés. La distinction entre divers cercles de disciples autour de Jésus — les douze par rapport aux disciples 'ordinaires' — est une spécificité des synoptiques. L'expression "les douze" ne se trouve presque pas mentionnée chez Jean, qui n'a d'ailleurs pas de récit de leur institution. Et, sans surprise, on sait que la communauté johannique était très peu, voire pas du tout, structurée hiérarchiquement, contrairement aux communautés lucanienne et matthéenne. On pourrait alors être tenté de penser que le groupe des douze a été inventé par les synoptiques, pour justifier l'organisation hiérarchisée de ses communautés, mais ce serait un peu excessif. Plus simplement, la communauté johannique, qui est issue de judéens qui n'ont pas connu la période galiléenne de Jésus, n'a pas hérité non plus de l'institution des douze. Mais, de leur côté, les communautés qui se rattachent aux évangiles synoptiques, ont eu tendance à survaloriser le rôle des douze du vivant de Jésus, pour asseoir leur modèle d'organisation.
Nous n'irons pas plus loin ici dans la discussion sur l'origine de ce qui deviendra, ultérieurement, le principe de la "succession apostolique". Ce principe est de plus en plus mis à mal par la recherche historique, mais contentons-nous pour aujourd'hui de constater que la communauté matthéenne, entre autres, était structurée hiérarchiquement, et que, dans leur contexte d'attente de plus en plus hypothétique d'un retour définitif de Jésus, ceci posait des problèmes jusque avec les membres de cette hiérarchie, pour lesquels il y a eu besoin de composer cette injonction spécifique, pour qu'ils ne se mettent pas à prendre leur charge pour une sinécure. Ce qui signifie aussi que ces charges étaient certainement déjà accompagnées d'honneurs et avantages, puisque sinon, au lieu de se mettre à "manger et boire avec les ivrognes", ces 'responsables' découragés de jamais atteindre un mirage reculant sans cesse plus loin, auraient simplement fait comme leurs ouailles, déserté le navire...