Cela leur était voilé : recouvert d'un voile, caché, cela dépassait leur entendement, ils étaient incapables d'imaginer, c'était pour eux inconcevable, que celui, dont ils étaient certains qu'il soit le messie, puisse tomber entre les mains de qui que ce soit. Ils vivent avec lui, ils voient les faits extraordinaires qui se produisent par son intermédiaire, non seulement les guérisons mais même parfois une tempête qui cesse instantanément, du pain qui se multiplie à profusion, il les rejoint au milieu de la mer par la voie des airs...! Comment une personne capable de tels prodiges ne saurait-elle pas se défendre de quiconque voudrait s'emparer d'elle ?
Il faut les comprendre : ils ne peuvent pas imaginer que demander de plus pour le messie que tous attendent ? Et ils ont raison, si telles avaient bien été les intentions de Jésus, il aurait pu sans difficulté convaincre le sanhédrin de Jérusalem qu'il était bien le messie, et c'est d'ailleurs là vraisemblablement toute la "trahison" attribuée à Judas, d'avoir voulu contraindre leur maître à se retrouver en face de cette instance suprême pour qu'enfin elle soit bien obligée d'admettre l'évidence au vu de quelque prodige que lui serait alors contraint de faire sous leurs yeux s'il voulait sauver sa peau. Mais justement, telle n'était pas son intention, tels n'étaient pas ses projets.
Cela leur était voilé : non, il n'était pas ce messie-là que eux pensaient. S'il était bien inspiré par Dieu, la connaissance qu'il en avait ne correspondait pas à une telle attente. Mais, au-delà de leurs représentations peut-être trop simplistes de celui qui rétablirait la royauté d'Israël sur "sa" terre, il y avait certainement beaucoup plus. Au-delà de cette identification territoriale, géographique, c'était de plus l'identification tribale, "raciale", et jusqu'à cette idée que la représentation de Dieu qu'ils s'étaient faite était nécessairement la seule juste, que eux seuls avaient eu droit à la révélation la plus profonde qu'il soit possible de recevoir de la divinité.
La scission qui s'est ensuite produite parmi les Juifs, entre ceux touchés par la représentation de Dieu dont Jésus avait témoigné et les autres, s'est produite sur cette base-là, la capacité à discerner dans le témoignage de Jésus une image sans doute plus profonde de Dieu que celle héritée du judaïsme, mais malheureusement (mais était-ce évitable ?), le christianisme qui en est sorti a évidemment été victime lui aussi du même travers qui affecte absolument toute religion, celui d'être persuadé de détenir la vérité la plus approchante, la plus fidèle, la plus juste, sur qui est Dieu. Comme si ce dernier pourrait jamais être kidnappé par qui que ce soit.
Cela leur était voilé : tant qu'on en reste aux seules images, définitions, préceptes, théologies, rites, d'une religion, quelle qu'elle soit, on reste en fait en-deçà de la seule démarche qui importe ; Dieu reste pour nous une abstraction, une idée, une théorie, et on sera d'autant plus enclin alors à entrer dans des guerres de religion que, justement, celui que nous prétendons défendre n'est qu'un mirage, un fantasme. Alors que, dans toute tradition religieuse, celles et ceux qu'on peut appeler les mystiques, celles et ceux qui sont entrés dans une expérience personnelle de Dieu, celles et ceux-là savent qu'ils sont sœurs et frères de leurs semblables de toute autre tradition, que la divinité est la même pour tous, au-delà des diversités d'approche (même celle de l'athéisme, qui n'est jamais qu'une religion, au sens de croyance, au même titre que les autres...).

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comme tous s'émerveillaient de tout ce qu'il faisait
il a dit à ses disciples
« mettez-vous dans vos oreilles ces mots
le fils de l'homme va être livré
entre des mains d'hommes »
mais eux ne comprenaient pas cette parole
elle leur était voilée
si bien qu'ils ne la comprirent pas
et ils craignaient de l'interroger sur cette parole
(Luc 9, 43b-45)