Voici un homme qui détonne dans l'ensemble des évangiles. Il détonne déjà parce qu'il fait partie de cette catégorie, les scribes, qui sont constamment présentés et dénoncés comme adversaires de Jésus ; or, celui-là précisément dont il est question aujourd'hui, Jésus dit de lui en conclusion de leur rencontre qu'il n'est "pas loin du royaume", et c'est bien la seule personne à laquelle il ait dit cela de son vivant ! Et c'est en cela qu'il détonne donc aussi, non seulement par rapport à cette catégorie des scribes, mais même par rapport à tous ceux qui étaient les plus proches de lui, ses disciples, y compris les douze : aucun d'eux n'était "pas loin" du royaume, bien au contraire, il n'est que de penser à Pierre qui, lui, s'était fait traiter de satan, et aux disputes perpétuelles entre les douze pour ce qu'ils s'imaginaient être les maroquins dans le futur gouvernement...
Qu'y a-t-il donc à faire pour se diriger vers ce royaume ? eh bien en vérité la réponse n'a rien d'une révélation, elle fait partie de la torah, tous auraient donc dû le savoir, il s'agit ni plus ni moins que du décalogue, des dix "commandements", de la "torah" au sens le plus restreint du terme, et pour commencer : écouter. Ce "écoute" — shema en hébreu — a donné son nom à ce passage que tout Juif pieux récite chaque jour, en essayant que cette quotidienneté ne soit pas qu'une habitude, mais bien une réalité. Sans cesse revenir là : se mettre en écoute, se mettre en position d'ouverture, à ce tout autre, à cet au-delà de tout ce qui est manifesté, qu'est Dieu, et l'aimer de tout son être ; oui, il s'agit d'aller jusque là, jusqu'à cette expérience que tout ce que nous sommes vient de lui, et même est lui.
C'est ce dont Maurice Zundel, parmi d'autres, aura témoigné toute sa vie durant, avec sa formule leitmotiv empruntée à Rimbaud "Je est un autre" ; c'est ce dont témoignent aussi tous ceux (et celles) qu'on appelle en général des mystiques, tous ceux donc qui font cette expérience de ce que j'aime pour ma part appeler la Présence. Je sais, on me reproche parfois, souvent (?), de trop aborder ce thème, ce qui donnerait l'impression qu'il n'y aurait que ça qui compterait dans la vie spirituelle, et que si on n'a pas une telle expérience on est à côté de la plaque. Mais qu'y puis-je ? c'est ce dont parle ce texte : il s'agit bien en tout premier de se mettre simplement en position d'écoute, d'ouverture, et ce "de tout notre cœur et de toute notre âme et de toute notre intelligence et de toute notre force" : et on peut pinailler sur les termes de l'énumération, elle veut en tout cas dire "de tout notre être", de tout ce que nous sommes.
L'amour du proche qui vient ensuite est bien précisé, tant ici chez Marc que dans les parallèles de Matthieu (22, 34-40) et de Luc (10, 25-28), comme étant le deuxième "commandement", il est second, il vient après le premier. Il n'y a que chez Matthieu qu'il est dit "semblable" au premier, mais : même s'il est dit "semblable" il est quand même nommé en second et qualifié de deuxième, et d'autre part le mot qui est traduit par "semblable" peut signifier aussi un peu différemment "qui s'accorde avec, qui est conforme à", et c'est dans ce sens, je pense, qu'il faut le prendre ici : il en découle, il en est une conséquence, intrinsèque, mais conséquence. Car, qu'est-ce que peut être l'amour de l'autre, s'il ne lui souhaite pas d'entrer lui aussi dans cette expérience de la Présence, d'entrer lui aussi dans cette ouverture la plus totale possible à Dieu ? Ceci dit, il est certain aussi que l'amour du proche peut être une bonne école pour apprendre à se dessaisir de soi-même, mais le risque est de le faire au profit de l'ego des autres, ce qui desservira autant eux que soi.
Notons enfin qu'on parle ici de "Dieu", ce qui peut en gêner certains. Le mot "Dieu" est effectivement porteur de tant d'ambiguïtés et même de contresens, qu'on peut comprendre qu'il en devienne un obstacle. On peut donc parfaitement oublier ce mot, pourvu qu'on estime que l'aventure de notre univers, qui nous a portés à l'existence, n'est pas qu'une histoire de pur hasard, ce qui signifie qu'elle a un sens, même si ce sens n'est pas nécessairement établi à l'avance par un personnage plus ou moins barbu et qui lui serait extérieur. On peut simplement constater que cette histoire, jusqu'à présent du moins, jusqu'à notre apparition en tant qu'êtres humains, a eu un sens, qu'il y a eu une évolution vers toujours plus de complexité et ...de sens. Et que si on constate cette progression du sens dans cette histoire qui est allée jusqu'à nous, aujourd'hui, l'espèce humaine, on peut avoir confiance qu'il y a encore du sens à venir, et à découvrir, dans l'avenir. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que ce sens nous tombera tout cuit dans le bec, ce sera peut-être bien à nous de le faire advenir, ou mieux co-advenir.
Reste une dernière question qui m'intriguait jusqu'à présent : pourquoi Jésus dit-il au scribe, qui a compris que cette écoute de Dieu, cette attitude d'ouverture totale à lui, est ce qui prime tout, notamment tous les "holocaustes et sacrifices", autrement dit tous les rituels "religieux", pourquoi donc lui dit-il qu'il est seulement "pas loin" du royaume, et non pas qu'il y est. La réponse est simplement qu'il le constate : on peut avoir pris conscience pleine et entière de la situation, des faits et de ce qu'il y a à faire, ou même en avoir seulement une intuition, c'est une première chose, et puis une autre est que ce ne soit pas seulement une connaissance au sens restreint (purement intellectuelle), mais que ça devienne une connaissance au sens biblique, une expérience, concrète, certaine, assurée. Mais ceci ne doit pas le décourager, ni personne, il n'y a que de persévérer et cela viendra forcément, certainement.
Agrandissement : Illustration 1
et un des scribes
les ayant entendus discuter
et ayant vu qu'il leur avait bien répondu
s'étant approché l'a interrogé
« quel est le premier commandement de tous ? »
Jésus répondit
« le premier est
"écoute ! Israël
YHWH notre Dieu
YHWH est unique
et tu aimeras YHWH ton Dieu
de tout ton cœur
et de toute ton âme
et de toute ton intelligence
et de toute ta force"
le deuxième est celui-ci
"tu aimeras ton proche comme toi-même"
d'autre commandement plus grand que ceux-ci
il n'y en a pas »
et le scribe lui a dit
« bien ! maître
tu as parlé en vérité
il est unique et il n'y en a pas d'autre que lui
et l'aimer
de tout son cœur
et de toute sa conscience
et de toute sa force
et aimer son proche comme soi-même
est mieux que tous les holocaustes et sacrifices »
et ayant vu qu'il avait répondu avec sagesse
Jésus lui a dit
« tu n'es pas loin du royaume de Dieu »
et personne n'osait plus l'interroger
(Marc 12, 28-34)