Et deux guérisons de plus, sans compter les "nombreux possédés" et autres malades présentés le soir. À propos de ces derniers, on remarquera qu'on ne comprend pas très bien pourquoi cela se passe précisément le soir, pourquoi les gens ne les ont-ils pas amenés plus tôt dans la journée ? on se demande alors si c'est parce qu'ils étaient coincés au bureau ou à l'usine et qu'ils ont dû attendre l'heure de fin du travail pour pouvoir le faire ? mais non, l'explication nous est donnée par les versions parallèles de Marc (1, 29-34) et Luc (4, 38-41), où cela se passe un jour de shabbat, ce qui fait que les gens devaient attendre le soir pour "porter" (travail) leurs infirmes. Ceci est donc un indice très net (parmi d'autres...) que Matthieu a plus ou moins artificiellement rassemblé ces différents miracles qu'il est en train de rapporter, quitte à provoquer ainsi quelques menues incompréhensions.
Plus intéressant, dans ce passage proposé aujourd'hui, est cet argument avancé par le chef de cent pour suggérer à Jésus qu'il n'a pas besoin de se déplacer sur place pour guérir son garçon : "moi je suis un homme sous une autorité et ayant sous moi des soldats". S'il dit cela, c'est qu'il considère qu'il en va de même pour Jésus : il considère que les histoires d'autorité, ou on pourrait dire aussi de pouvoir, supposent toujours une chaîne ; d'une part, on ne peut avoir d'autorité que si on l'a reçue de plus haut placé que soi, et d'autre part on ne peut exercer d'autorité que si on a plus bas placé que soi sur qui l'exercer. C'est alors sur la base de ce dernier principe qu'il se représente sans doute que Jésus guérit en faisant appel à des anges ou autres esprits du bien auxquels il commande de combattre les démons ou esprits du mal, et qu'il n'a donc pas besoin d'aller lui-même sur place, qu'il peut les envoyer le faire eux-mêmes, à distance.
Jésus dit alors admirer la confiance, la foi, la certitude qu'a cet homme en lui, en ce qui peut se produire par son intermédiaire, et comme ce chef de cent se trouve être un étranger, un non-juif, vient alors cette diatribe, une des plus tranchées (exagération orientale pourra-t-on penser), contre ses coreligionnaires : les fils du royaume seront jetés dehors, où l'expression "les fils du royaume" désigne sans le moindre doute les Juifs, ceux auxquels était censé être destiné en priorité ledit royaume. Donc, venant de l'Orient et de l'Occident, autrement dit de toutes les nations sur terre, beaucoup (pas tous, mais quand même beaucoup) entreront dans ce royaume, dont seront par contre chassés les Juifs. C'est un retournement complet de perspectives par rapport aux espérances eschatologiques du judaïsme.
Ce passage est surprenant de la part de Matthieu, qui est celui des trois évangiles synoptiques le plus attaché à ses origines juives, le seul par exemple à dire que "pas un iota, pas un accent, de la torah" n'est à négliger. On peut donc soupçonner que le fond de sa pensée n'est pas que seuls les non-juifs entreront dans le royaume, d'autant qu'il est lui-même Juif, comme la plupart des tout premiers chrétiens... On peut d'ailleurs remarquer que, dans sa version parallèle à cette diatribe seule, qu'il place de plus dans un autre contexte, Luc (13, 28-29), tout en mentionnant lui aussi l'entrée de nombreux païens dans le royaume, ne dit pas pour autant que tous les Juifs en seraient exclus, seulement qu'ils devront le mériter, que cela ne leur sera pas accordé d'office, pas plus qu'à qui que ce soit...
Mais revenons à la question de l'autorité que le chef de cent accorde à Jésus, pour noter cette fois-ci qu'en même temps qu'il le crédite d'une capacité à guérir à distance, en même temps il ne lui attribue d'aucune manière d'être la source, l'origine, de ces capacités à guérir, que ce soit "en présentiel" ou pas. Tout comme lui, chef de cent, ne doit son autorité qu'à plus haut placé, de même cela lui semble-t-il une évidence pour Jésus ; ce n'est pas Jésus qui guérit, c'est Dieu qui le fait par son intermédiaire, lui n'en est qu'un instrument, et c'est vraisemblablement aussi cela que Jésus admire chez lui, cette orientation vers Dieu qu'ils partagent tous deux ; n'est-il pas dommage que le christianisme ultérieur n'ait pas su prendre exemple sur ce chef de cent, lui qui a été cité comme exemple typique des futurs habitants du royaume...?

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puis comme il entrait dans Capharnaüm
un chef de cent s'est approché de lui le suppliant et disant
« seigneur ! mon garçon gît à la maison
paralysé et terriblement tourmenté »
il lui dit
« moi je viens et je le guérirai »
mais répondant le chef de cent disait
« seigneur ! je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit
mais dis seulement une parole ! et mon garçon sera rétabli
car moi je suis un homme sous une autorité
et ayant sous moi des soldats
et je dis à celui-ci "va !" et il va
et à un autre "viens !" et il vient
et à mon serviteur "fais ceci" et il le fait »
Jésus entendit et il admira et il dit à ceux qui le suivaient
« amen ! je vous dis que chez personne en Israël
je n'ai trouvé une si grande confiance
et je vous dis que beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident
et s'attableront avec Abraham et Isaac et Jacob
dans le royaume des cieux.
mais que les fils du royaume seront jetés dehors
dans la ténèbre extérieure
là seront le pleur et le grincement des dents »
et Jésus a dit au chef de cent
« va ! qu'il t'advienne comme tu as cru ! »
et le garçon fut rétabli à cette heure-là
puis Jésus vint dans la maison de Pierre
et il vit sa belle-mère gisant fiévreuse
et il toucha sa main et la fièvre la laissa et elle se réveilla
et elle le servait
puis le soir venu on lui présenta de nombreux possédés
et il a expulsé d'un mot les esprits
et tous ceux qui allaient mal il les a guéris
afin que soit accompli le mot dit par le prophète Isaïe
"lui-même a pris nos infirmités et porté nos maladies"
(Matthieu 8, 5-17)