Billet original : Histoires de pouvoirs
Il entre une réflexion en eux-mêmes : qui peut être le plus grand d'entre eux ? Jésus sait la réflexion de leur cœur. Il saisit un petit enfant et le met près de lui. Il leur dit : « Qui accueille ce petit enfant en mon nom, c'est moi qu'il accueille. Et qui m'accueille, accueille qui m'a envoyé. Car celui qui est le plus petit parmi vous tous, celui-là, il est grand ! »
Jean intervient et dit : « Maître, nous en avons vu un qui, en ton nom, jette dehors les démons ! Et nous l'empêchions, parce qu'il ne suivait pas avec nous... » Jésus lui dit : « N'empêchez pas ! Qui n'est pas contre vous est pour vous. »
Luc 9, 46-50
Deux péricopes sans rapport direct l'une avec l'autre. Luc suit ici simplement le cours de l'évangile de Marc, qui a aussi ces deux péricopes à la suite l'une de l'autre, et à la suite de la seconde annonce de la Passion, que nous avions vue samedi. On voit bien le rapport de la question "qui est le plus grand" avec cette annonce de la Passion : c'est un rapport par antithèse. Jésus vient d'expliquer qu'il n'est pas le sur-homme que veulent voir en lui les disciples, qu'il n'est pas maître de son destin, puisqu'il sera arrêté et mis à mort. En contraste, nous voici avec des disciples qui n'ont alors d'autre préoccupation que de savoir lequel d'entre eux a le plus de mérites, et de gloire. Nous aurons une réaction similaire après la troisième annonce, où ce seront Jacques et Jean qui viendront réclamer d'être reconnus comme les deux meilleurs de la bande (chez Marc et Matthieu ; Luc, toujours charitable à l'égard des personnes, en l'occurrence les fils de Zébédée, se contentera de dire que les disciples n'ont pas compris ce que Jésus disait...). Après la première annonce, nous avions eu Pierre, qui était venu faire des reproches à Jésus de refuser ainsi le rôle du Messie triomphant, et qui s'était fait vertement remettre à sa place en se faisant traiter de satan. Tout ceci est évidemment un procédé volontaire, une astuce de dramaturge, pour souligner le décalage entre la réalité de ce que Jésus vivait et a vécu, et les attentes toutes humaines des disciples, et qui sont aussi trop souvent les nôtres. Il y a une visée pédagogique dans l'agencement, mais qui n'a rien inventé pour autant de ce qu'était réellement leur état d'esprit.
Qui est le plus grand ? Jésus ici, chez Luc, ne répond pas directement à la question, rapportant d'abord la scène avec l'enfant, destinée à appuyer d'un exemple concret ce que signifie se faire petit, tandis que Marc a procédé à l'inverse, donnant d'abord la réponse, et l'illustrant ensuite avec l'enfant. Peu importe, l'essentiel est de comprendre le rapport entre les deux, et sur ce point Luc a peut-être un peu trop simplifié ce que dit Marc. Ce dernier explicite en effet ce que signifie être le plus petit, en précisant qu'il s'agit de se faire serviteur. Il ne s'agit donc pas tant d'être, petit, que de le devenir, en se mettant au service des autres, quand vouloir être grand procède de la volonté inverse, celle de vouloir mettre les autres à son service. L'image de l'enfant vient alors pour dire jusqu'où doit aller cette attitude de service : jusqu'à ceux-là. On ne parle bien sûr pas d'entrer dans cette maladie moderne (moins courante quand même de nos jours) de l'enfant-roi, du tyran qui pourrait imposer toutes ses volontés à son entourage... mais on parle de respecter jusqu'à l'enfant, comme un être humain à part entière, comme une personne, qui n'a certes pas la même maturité ni les mêmes acquis qu'un adulte, mais qui n'a pas pour autant à être considérée comme un irresponsable qui n'aurait que juste le droit de faire ce qu'on lui dit et de se taire. C'était ainsi qu'étaient traités les enfants de l'époque de Jésus, et pendant bien longtemps encore, et aussi en grande partie les femmes, et c'est un des points sur lesquels il a fortement choqué tout le monde, à avoir une réelle considération, tant pour les unes que pour les autres.
La seconde péricope du jour nous parle, quant à elle, de tout autre chose. Nous ne sommes plus dans des directives pour orienter notre agir personnel, mais dans des règles pour définir une communauté : qui a le droit de se réclamer de Jésus. C'est une question de propriété intellectuelle, en somme, presque de marque déposée ! C'est une question qui va être la grande affaire du christianisme naissant, sous deux formes selon deux périodes. Dans un premier temps, ce que nous appelons le christianisme n'existe en réalité pas, il y a 'des' christianismes très divers, concurrents souvent, limite ennemis parfois. L'antagonisme que nous connaissons le mieux est celui entre l'Église juive chrétienne de Jérusalem, avec à sa tête la famille de Jésus, et le christianisme païen des communautés fondées par Paul. En pratique, il semble que ces deux courants se sont livrés à une petite guéguerre tout du long de leur existence comme courants séparés, mais sans aller jusqu'à considérer que les autres n'étaient pas chrétiens. La marque déposée Jésus n'était pas contestée au camp adverse, seulement les règles de la franchise. On peut dire que, dans ce premier temps, la recommandation de notre péricope du jour est à peu près respectée. C'est seulement dans un deuxième temps que va émerger un courant dominant, composé de la réunion de ces deux courants, et un peu plus tard de quelques éléments du courant johannique qui aura fini de son côté par imploser. Ce courant dominant va effectivement entrer alors dans une démarche d'exclusivité, et notre sentence du jour devenir caduque. C'est à partir de ce moment qu'on veut définir une doctrine unique, qui devra être adoptée par tous ceux qui veulent se réclamer de Jésus. C'est à partir de ce moment que vont commencer les condamnations pour hérésie et les schismes.
Matthieu n'a pas conservé cette péricope. Par contre, dans un autre contexte, il en rapporte une autre (12, 30) : "Qui n'est pas avec moi est contre moi." ! cherchez l'erreur... C'est dans un enchaînement qu'il a pourtant hérité de Marc : les 'pharisiens' accusent Jésus d'opérer ses exorcismes par la puissance du démon, Jésus réplique que c'est impossible car cela signifierait que le démon est divisé contre lui-même, qu'au contraire cela signifie que lui, Jésus, a vaincu le démon, et conclut sur un avertissement aux pharisiens qu'ils pèchent ainsi contre l'Esprit. C'est au milieu de cet enchaînement, après l'affirmation par Jésus qu'il est plus fort que le démon, que Matthieu est venu insérer son "qui n'est pas avec moi est contre moi", qui est clairement une extrapolation, d'autant que l'avertissement sur le péché contre l'Esprit qui suit précise bien que de pécher contre Jésus sera pardonné, mais pas contre l'Esprit. Suppression d'une péricope, insertion d'une autre qui dit le contraire : on voit que la communauté matthéenne, c'est-à-dire l'Église de Jérusalem patronnée par la famille de Jésus, était très soucieuse de protéger l'héritage de son rejeton !