Matthieu est le grand spécialiste des "pleurs et grincements des dents", c'est une formule stéréotypée qui revient sous sa plume pas moins de six fois. De même pour la "fournaise de feu" ou la "géhenne de feu" ou le "feu éternel", toutes ces expressions qui évoquent de manière très imagée et sans aucune ambiguïté ce qu'on appelle l'enfer, se retrouvent donc de manière assez constante chez Matthieu, et beaucoup plus ponctuellement chez Marc ou Luc. Matthieu n'a cependant pas inventé ce concept d'un lieu de séjour de tourments éternels, comme opposé au lieu de séjour de félicités éternelles, mais il tient donc un rôle important dans ses perspectives eschatologiques, là où chez Marc comme chez Luc le sujet ne semble encore évoqué que comme concession aux croyances de l'époque.
Marc comme Luc préfèrent ainsi orienter les regards vers la perspective d'une finalité heureuse, plutôt que l'inverse ; on pourra dire qu'ils préfèrent manier la carotte que le bâton, mais ce n'est peut-être pas seulement une question de préférence dans un choix de moyens pédagogiques, peut-être cela ressort-il bien plus d'une conviction profonde que, en fait, cet enfer, ce lieu de supplices sans fin, n'existe pas ? que s'il peut y avoir après la mort une période de douleurs ou de souffrances, pour se délester de tout ce qui nous encombre encore d'égocentrisme même après la vie la plus donnée qui soit, en aucun cas cette période ne peut-elle durer indéfiniment, il viendra forcément un moment où cette purification s'achèvera. En somme, si on veut garder les images traditionnelles : en-dehors du paradis, n'existerait que le purgatoire, pas l'enfer.
On est alors atterrés : comment, alors que Matthieu seul apportait un concours franc et net à cette conception perverse, du Dieu Père de Jésus, le christianisme a-t-il pu traumatiser pendant près de deux millénaires (et encore maintenant chez les tradis, les évangéliques, et autres intégristes) tant de générations de femmes et d'hommes avec cette peur de souffrances infinies ?
Maintenant, ce qui est vrai pour l'enfer l'est sans doute aussi pour le paradis... du moins si on se le représente comme la fin de tout effort, un état où on n'aurait qu'à se tourner les pouces, se la couler douce, se bâfrer à s'en péter la panse, sans parler des soixante dix vierges... Comment, si on a passé sa vie dans l'empathie pour toutes les personnes souffrant sur terre, pourrait-on ensuite s'en désintéresser complètement sous prétexte qu'on en a fini avec cette étape-là ? Tant que l'univers existera, un tel ailleurs complètement égoïste est une impossibilité en soi, une incohérence intrinsèque, et que je sache il n'est pas prévu pour demain ni après-demain qu'un tel destin funeste menace cet univers. À l'époque de Jésus et jusque encore récemment on pouvait croire à une fin du monde susceptible de survenir inopinément à tout moment, maintenant ce n'est plus crédible...
Notre humanité, certes, pourrait disparaître complètement, et peut-être beaucoup plus vite qu'on ne l'envisage, mais pas l'univers, et notre histoire est inséparable du destin de l'univers dans son entier, pas seulement de la planète perdue quelque part dans cette immensité et sur laquelle nous sommes nés. Il semble donc qu'il n'y ait pas vraiment de différence entre la vie en ce monde et celle dans l'au-delà, si ce n'est que dans cette vie-ci nous sommes libres d'apprendre à aimer, alors que dans l'autre nous n'aurons pas le choix. Mais pourquoi cela nous fait-il si peur, qu'y a-t-il d'apparemment si difficile, à aimer, à se donner, pour les autres, pour un devenir qui nous dépasse ?

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alors ayant renvoyé les foules il vint à la maison
et ses disciples s'approchèrent de lui en disant
« explique-nous la parabole de l'ivraie du champ ! »
alors répondant il a dit
« le semeur de la belle semence c'est le fils de l'homme
et le champ c'est le monde
et la belle semence ce sont les fils du royaume
et l'ivraie ce sont les fils du mauvais
et l'ennemi qui les a semés c'est le satan
et la moisson c'est l'achèvement de cette ère
et les moissonneurs ce sont des anges
donc de même que
l'ivraie est rassemblée et consumée dans le feu
ainsi en sera-t-il à l'achèvement de cette ère
le fils de l'homme enverra ses anges
et ils rassembleront hors de son royaume
toutes les causes de chute
et les fauteurs de l'iniquité
et ils les jetteront dans la fournaise du feu
là seront le pleur et le grincement des dents
alors les justes resplendiront comme le soleil
dans le royaume de leur père
qui a des oreilles qu'il entende ! »
(Matthieu 13, 36-43)