En deux petites anecdotes, juste après l'annonce par le héros que l'histoire se finira mal pour lui, voici que les futurs héritiers nous affichent déjà les principaux travers de toute hiérarchie : les disputes pour le pouvoir et les prétentions à définir la seule orthodoxie admissible. Un excellent résumé des errements à venir ! Ce qu'on ne sait pas avec certitude, c'est si Luc, qui est issu des communautés pauliniennes, nous décrit ces inconséquences des disciples comme un fait heureusement dépassé dans le cadre du christianisme naissant (et se leurrant alors sur les développements ultérieurs de ces communautés, puisque c'est d'elles essentiellement qu'est issu ledit christianisme), ou si au contraire il pouvait déjà, à peine quelques décades après la mort de Jésus, déplorer de tels comportements...
Cependant, il convient de bien tenir compte de ce que le premier christianisme n'était pas monolithique, contrairement à ce qu'on pense le plus souvent, au contraire, et les quatre évangiles témoignent assez précisément de quatre tendances lourdes parmi ces tout premiers "chrétiens", quatre traditions initiales, quatre tendances incarnées par ceux que Paul appelait les piliers de l'Église (Jacques, Pierre et Jean), auxquels il convient bien sûr d'ajouter Paul lui-même.
Parmi ces quatre, Jacques, ce n'est pas du tout le fils de Zébédée, mais celui qu'on appelle "le frère du Seigneur". Quel que soit le sens de ce mot "frère" (cousin en fait ?), peu importe, il est de la famille de Jésus, et sera suivi par un autre membre de la famille : il s'agit d'une communauté dirigée par les proches "biologiques". Ils représentent la tendance la plus attachée à leur judaïsme originel. L'évangile qui témoigne de leur point de vue est celui de Matthieu. Ce sont eux qui enverront dans les communautés fondées par Paul des émissaires qui tenteront de forcer les païens convertis à se soumettre à la circoncision. C'est de certains de leurs héritiers, qui n'accepteront pas de rejoindre le point de vue paulinien, que naîtra quelques siècles plus tard l'islam, dont on notera que sa gouvernance sera là aussi dans ses débuts une histoire de famille...
Jean, pour sa part, n'est pas non plus le fils de Zébédée, mais l'évangéliste (quoique quelques combattants d'arrière-garde s'accrochent encore à une telle légende urbaine consistant à confondre les deux...). On sait sa spécificité : une spiritualité presque hors sol. Jean est de plus un Judéen, il a connu Jésus dans l'entourage du Baptiste, mais il ne l'a quasiment pas accompagné dans son ministère en Galilée, ne le revoyant que lorsqu'il montait à Jérusalem pour l'une ou l'autre des grandes fêtes annuelles. La communauté johannique était sans doute composée pour l'essentiel de Judéens. C'était une communauté où, au-delà de l'autorité du fondateur, il n'y avait pratiquement pas de hiérarchie, si bien qu'elle a fini par éclater au début du deuxième siècle, et que seul une minorité a choisi à ce moment-là de rejoindre les pauliniens.
Pierre, tout le monde sait qui il est... Il représente une tendance qui aura longtemps balancé entre l'attachement plutôt excessif de Jacques à un judaïsme trop littéral d'une part, et l'ouverture quasi tous azimuts aux païens et à l'universel de Paul d'autre part. Ce dernier le reprochera à Pierre, puisque étant venu dans une de ces communautés issues du paganisme, il accepta volontiers de manger non casher, sauf quand arrivèrent de ces missionnaires envoyés par Jacques, se drapant alors de nouveau dans le refus de s'attabler avec des païens. Pierre voulait essayer de ménager la chèvre et le chou...! assez belle figure de la future papauté qu'il est censé avoir inaugurée : chercher à maintenir un équilibre entre toutes les tendances. L'évangile de Marc est assez unanimement reconnu comme étant basé sur les témoignages de Pierre, contenant souvent des détails et notations très précis, notamment sur les sentiments de Jésus.
Paul enfin, le "quatrième mousquetaire", dont l'esprit imprègne l'évangile de son disciple Luc. Paul, qui n'a pas connu Jésus de son vivant, qui est le véritable fondateur du christianisme, à partir de visions ou révélations mystiques, au point par exemple d'affirmer que, lors de la Cène, Jésus aurait dit aux disciples de refaire à l'avenir le partage du pain et du vin, instruction que Luc bien sûr répète à sa suite, mais que ni Matthieu, et surtout ni Marc, ne confirment, comme si Pierre avait pu oublier une telle demande exprimée par son rabbi ? La question se pose alors : par ses inspirations personnelles, Paul aura-t-il trahi celui dont il se réclamait, ou au contraire l'aura-t-il servi en poussant jusqu'en ses ultimes conséquences l'intuition qu'avait eue Jésus de sa mission, au-delà de ce que lui-même en avait compris ?
En somme: Paul est-il de cette catégorie de ceux qui, n'étant pas contre, sont donc pour ?

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et une réflexion a surgi en eux-mêmes à savoir
« qui est le plus grand d'entre eux ? »
mais Jésus a su la réflexion de leur cœur
et il a pris un enfant et l'a mis près de lui
et il leur a dit
« quiconque accueille cet enfant en mon nom
c'est moi qu'il accueille
et qui m'accueille
accueille qui m'a envoyé
car celui qui est le plus petit parmi vous tous
c'est lui qui est grand »
puis Jean a pris la parole en disant
« rabbi ! nous en avons vu un
expulser les démons en ton nom
et nous le lui interdisions
parce qu'il ne suit pas avec nous ? »
mais Jésus lui a dit
« n'interdisez pas !
car qui n'est pas contre vous
est pour vous »
(Luc 9, 46-50)