Comme Louis Gallois précédemment dans son pacte pour la compétitivité de l’industrie française, Jean-Denis Combrexelle célèbre les vertus de la négociation et du dialogue social dans son rapport « Négociation collective, le travail et l’emploi ». A priori, on ne peut que souscrire à cette philosophie. Qui ne préfère le dialogue au conflit, la négociation au fait du prince ? Il n’est toutefois pas sûr que, contrairement à ce qu’il prétend, le rapport lève les malentendus du « faux consensus » qui règne à ce sujet. L’analyse persiste en fait à s’inscrire dans une vision très réductrice du dialogue social dans les relations de travail et d’emploi, traitant essentiellement des règles et très peu du jeu des acteurs. Comme si la régulation formelle, prescrite, du travail suffisait à rendre compte de la difficulté du dialogue social en France.
Cette vision apparaît tout d’abord dans le diagnostic qui privilégie une approche juridique et économique et reste étrangement silencieux sur les dimensions socio-politiques des relations de travail. Malgré l’affirmation qu’« il faut sortir d’une logique purement juridique, formelle et institutionnelle », le rapport ne s’en éloigne guère. Or, les relations de travail et d’emploi ne se réduisent ni à leur normes légales ou conventionnelles, ni à leur coût économique. De façon significative, le terme « droit » apparaît 142 fois, l’économie 49 fois et la sociologie une fois. Et cela ne risque pas de changer puisque le rapporteur estime qu’, « au sein de la recherche universitaire, le champ de la négociation collective devrait être privilégié dans le cadre de l’étude économique du droit » (p. 49). On ne doit donc pas s’étonner que les rapports sociaux au travail ne fassent l’objet d’aucun développement.
C’est cette vision qui explique probablement qu’on puisse lire sous la plume de Combrexelle que « de tous les pays occidentaux, la France est l’un des pays qui s’est le plus résolument tourné vers la négociation collective depuis ces dix dernières années » (p. 13). En termes de rhétorique peut-être, par la pratique c’est moins sûr.C’est toute l’ambiguïté du taux élevé de couverture des conventions collectives, artifice statistique qui ne dit rien sur la qualité de la production conventionnelle dans les branches et dans les entreprises. L’affirmation fait fi de nombreux travaux qui relativisent singulièrement l’importance de la négociation collective en France qui reste le pays où « l’état est l’instituteur du social » (Rosanvallon) même si l’instituteur a de plus en plus de mal à assurer l’autorité dans la classe.
Pour expliquer les obstacles à la négociation, le rapport estime que les entreprises considèrent la négociation comme un coût, mais le sens de cette posture n’est pas vraiment analysée. Quant aux syndicats, leur réticence serait liée à la difficulté de l’exercice dû au manque de grain à moudre, sans qu soit vraiment analysée la nature de la difficulté. Acteurs syndicaux et acteurs patronaux ont longtemps partagé un scepticisme assez prononcé à l’égard de toute forme de participation des salariés ou de leurs représentants à la gestion des entreprises. L’idée que le patronat refuse de considérer les salariés et leurs représentants comme des acteurs légitimes dans la prise de décision n’est pas explorée, pas plus que l’hostilité d’une partie du monde syndical à l’égard de toute forme de participation des salariés ou de leurs représentants à la gestion des entreprises. Si on désire réellement sortir de l’impasse dans laquelle se trouve toute réforme des relations de travail en France, la difficulté de la négociation entre les acteurs mérite une analyse un peu plus poussée.
En effet, la France ne se singularise pas seulement par une inflation normative complexe et souvent inefficiente, ni par le coût excessif du travail, elle se distingue également par des relations de travail très conflictuelles dont la responsabilité ne peut être imputée aux seuls syndicats. Il faut être deux pour danser le tango. On ne peut notamment pas faire l’économie d’une analyse de la nature hiérarchique, peu participative des relations de travail en France dont témoigne tout d’abord la réticence patronale à accepter d’instituer la représentation des salariés aux conseils d’administration des entreprises. Certes cette représentation a été étendue récemment aux entreprises de plus de 1000 salariés, mais elle reste modeste par rapport à nombre d’autres pays européens. Le fait que le Comité Entreprise n’ait aucune compétence économique et qu’il soit présidé par l’employeur à la différence des conseils d’entreprises allemands, présidée par un salarié, est un autre signe de la réluctance patronale à partager un peu de son pouvoir. L’idée, notamment allemande selon laquelle « tous ceux qui sont concernés par une décision doivent pouvoir y prendre part » (Hildwein, 2012, p. 27-28) est étrangère à la tradition socio-politique française.
Le relatif faible degré d’autonomie dont disposent les salariés dans l’exercice de leurs tâches représente une autre dimension importante de la participation limitée des salariés. Le rapport Organisation and employee involvement in Europe, (Eurofound, 2013) met en évidence que, de façon générale, les possibilités pour les salariés français de participer à des décisions concernant l’organisation de leur travail sont relativement faibles, comparativement non seulement aux pays nordiques, mais également à l’Irlande et au Royaume Uni, considérés comme des pays à management très directif. Enfin, comme l’établit un sociologue néerlandais, Geert Hofstede, la Chine est un des rares pays à avoir dans ses entreprises une distance hiérarchique plus grande que ce qu’on observe en France !
En même temps, l’enquête européenne sur les conditions de travail (Eurofound 2012) indique que l’exposition des salariés français à des risques physiques combinés, liées à la posture au travail, aux risques biologiques et chimiques, ou aux risques ambiants tels que la température ou le bruit est relativement élevée comparée non seulement à celle des travailleurs des pays nordiques mais aussi à celle observée en Allemagne ou au Royaume-Uni. Pour l’exposition à ces risques, la France est au niveau de pays comme la Hongrie, la Grèce et l’Albanie. Selon une autre enquête européenne consacrée à la qualité de la vie (Eurofound, 2012), la France se caractérise par un niveau comparativement élevé de tensions. Ainsi le pourcentage de personnes percevant une tension importante entre les pauvres et les riches, les cadres et les employés, les jeunes et les seniors est élevé en France par rapport aux quinze premiers pays membres de Union européenne (pays membres à la date du 31-12 -2003). La France est ainsi au sein de ce groupe le pays où les personnes perçoivent le plus de tension entre les pauvres et les riches, en deuxième place pour les tensions entre les employés et les cadres. L’écart avec les autres pays est par ailleurs important. Pour les tensions perçues entre les jeunes et les seniors, la France est en troisième place avec un niveau relativement élevé également.
Nombre de travaux estiment qu’il existe une forte corrélation entre les performances économiques et sociales des entreprises. Le degré de participation au travail constitue un des facteurs clefs de la qualité des conditions de travail aussi bien physiques que psychiques, de l’importance de l’absentéisme, comme de la compétitivité des entreprises. On peut donc faire l’hypothèse que les relations sociales dégradées dans les entreprises françaises ne soient pas sans rapport avec les modes de management.
La consultation organisée par l’entreprise Hambach Smart confirme toute l’ambiguïté de la façon dont certains employeurs envisagent le dialogue social. Le questionnement des salariés ne pose pas tant la question du contournement des organisations syndicales, que l’objet et la procédure d’une telle consultation. On ne propose pas aux salariés une concertation pour examiner le futur de l’entreprise, élaborer des propositions, formuler des choix possibles, mais l’employeur impose une alternative douloureuse et même pas garantie, l’emploi ou le salaire. C’est aussi l’ambiguïté de la proposition n° 42 du rapport Combrexelle qui propose l’Institution d’une règle faisant prévaloir, dans l’intérêt général et l’intérêt collectif des salariés pour l’emploi, les accords collectifs préservant l’emploi sur les contrats de travail.
Le politologue américain, Arend Lijphart distingue dans son ouvrage Patterns of Democracy : Government Forms and Performance in Thirty-Six Countries (2012), deux types de démocraties : majoritaires et de consensus. Il qualifie la différence entre les deux types « comme la différence entre la concentration du pouvoir aux mains d’une courte majorité d’un côté, en opposition au partage, à la dispersion et à la limitation du pouvoir de l’autre, qui peuvent emprunter différentes formes. Une autre différence assez proche est que le système de démocratie majoritaire est exclusif, compétitif et conflictuel, alors que le système de démocratie de consensus est caractérisé par l'inclusion, la négociation et le compromis ». Ces caractéristiques d’une démocratie majoritaire ne décrivent pas seulement le système politique français, mais également de façon frappante le style « adversarial » de relations professionnelles à la française. Style adversarial que le rapport Combrexelle n’approfondit guère.