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Billet de blog 29 novembre 2016

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L’essence du fascisme selon Polanyi

Dénoncer pareillement le néo-libéralisme, l’Union européenne, la démocratie représentative, de concert avec l’extrême droite permet aux héritiers contemporains du national-socialisme de se poser devant les masses comme l’ennemi juré des dérives actuelles du système capitaliste et de la démocratie.

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Dans la revue Sciences humaines n° 287 de décembre 2016 (p. 54), Michael Behrent, dans un article consacré à Karl Polanyi, observe : “Dans une remarquable conférence prononcée en 1934 devant un congrès de socialistes chrétiens britanniques (un courant qui l’a beaucoup marqué), il trace la généalogie du fascisme ». La lecture de cette conférence confirme qu’il s’agit effectivement d’une analyse lumineuse sur ce qu’est le fascisme. La conférence date de 1934, mais nombre des analyses développées par K. Polanyi restent remarquablement actuelles. Karl Polanyi fait de la critique de l’individualisme l’argument fasciste principal, et montre comment « Dénoncer pareillement le socialisme et le capitalisme comme la descendance commune de l’individualisme permet au fascisme de se poser devant les masses comme l’ennemi juré des deux ». Une lecture indispensable en ces temps troubles.

Le texte de la conférence a été publié in a été traduit et publié in Karl Polanyi: The essence of fascism, in John Lewis, Karl Polanyi, et Donald K. Kitchin, Christianity and Social Revolution, 1935, pp. 359-394. Il a été traduit dans Cangiani, Michele et Maucourant, Jérôme, 2008, eds., Essais de Karl Polanyi, Seuil, p. 369-395. On peut trouver en ligne un pdf avec la photocopie du texte en anglais. Dans le texte qui suit, nous avons utilisé et traduit les extraits de ce document. Bien que ce texte ait déjà été analysé notamment par Michele Cangiani et Jérôme Maucourant, nous pensons utile de revenir vers ce texte dans le contexte politique actuel.

L’anti-individualisme du libéralisme et du socialisme

Selon Polanyi « Le fascisme victorieux ne marque pas seulement le déclin du mouvement socialiste, c’est aussi la fin du christianisme dans toutes ses formes sauf les plus perverties » (359). Pour expliquer pourquoi le fascisme allemand attaque conjointement les organisations du mouvement ouvrier et les Églises, il faut, selon lui, se tourner vers la philosophie et la sociologie du fascisme. Cela permet de découvrir l’essence philosophique cachée du fascisme, « le principe directeur de toutes les écoles fascistes de pensée quelles qu’elles soient : l’idée d’anti-individualisme[1]» (Polanyi, 1935, p. 362)

Selon le professeur Othmar Spann, un penseur conservateur autrichien antilibéral et antisocialiste, qui par sa théorie de l’état corporatif ou fédéral peut être compté parmi les idéologues de l’austrofascisme, « Nous devons choisir entre deux systèmes mondes : Individualisme et Universalisme[2] » (Ibid., p. 363). Comme le précise en note Polanyi, « Le sens de ce mot pour Spann n’a rien de commun dans son usage reconnu comme courant dans les églises chrétiennes aujourd’hui ».  Spann théorise la notion d’universalisme, qu’il associe à la société médiévale, dans un sens bien particulier. Il oppose ainsi les sciences sociales universalistes idéalistes au rationalisme, libéralisme, matérialisme et marxisme, et promeut une réorganisation de l’État et de la société sur des bases professionnelles (État corporatif)[3]. Selon Polanyi « L’“universalisme“[4] de Spann se veut la contre-méthode à ce concept inclusif d’individualisme ». (Ibid. p. 364)

Polanyi explique que les idéologues fascistes s’appliquent à amalgamer le socialisme et le libéralisme, car « Le socialisme est l’héritier de l’individualisme ». Et « le bolchévisme n’est que l’extension de la doctrine individualiste des droits naturels de l’homme de la sphère politique vers la sphère économique. » Pour Spann, Marx est resté individualiste et selon lui, l’idéal socialiste est définitivement la société « sans État ». (Ibid. p. 365)

La dénonciation de la démocratie

Les fascistes s’appliquent pareillement à critiquer la démocratie qui est, écrit Polanyi, selon Spann « le lien institutionnel entre le socialisme et l’individualisme. Cela cible la démocratie représentative comme angle d’attaque pour le fascisme » (Ibid. p. 366). « Historiquement c’est par la voie de la démocratie et du libéralisme que l’individualisme mène au bolchévisme. La règle « barbare, brutale et sanglante » du capitalisme libéral, comme Spann la caractérise lui-même, prépare la voie à une organisation socialiste de la vie économique, une transition pour laquelle la démocratie représentative complète la machinerie politique » (Ibid. p. 363).

Polanyi souligne qu’il y a la même insistance parmi les fascistes italiens sur les origines individualistes et libérales du socialisme. Ainsi Mussolini, cité par Polanyi : « La franc maçonnerie, le libéralisme, la démocratie et le socialisme sont l’ennemi ». Ou le fasciste catholique Malaparte[5] : « C’est originellement la civilisation anglo-saxonne qui a récemment triomphé dans le libéralisme et le socialisme démocratique », (…) sans oublier Hitler : « La démocratie occidentale est le précurseur du marxisme, qui serait tout à fait impensable dans elle ». (…) Si le fascisme s’attaque ainsi à la démocratie c’est qu’elle affirme « l’égalité des individus en tant qu’individus[6] » (Ibid. p. 366).

Comme le rappelle Polanyi, « le suffrage universel a énormément accru l’impact des classes laborieuses industrielles sur la législation économique et sociale, et quand une crise majeure survient, les parlements issus des suffrages populaires tendent invariablement vers des solutions socialistes ». (Ibid. p. 366-367) Une leçon que la gauche au pouvoir a oubliée, rendant encore plus efficace le piège fasciste, comme le dit excellemment K. Polanyi dans la conclusion de cette première partie de son texte.  

Le piège fasciste

« Dénoncer pareillement le socialisme et le capitalisme comme la descendance commune de l’individualisme permet au fascisme de se poser devant les masses comme l’ennemi juré des deux. Le ressentiment populaire contre le capitalisme libéral est ainsi détourné très efficacement contre le socialisme sans aucune répercussion sur le capitalisme dans ses formes non libérales, c.a.d. corporatives. Quoiqu’inconsciemment réalisé, la ruse est très ingénieuse. D’abord le libéralisme est identifié avec le capitalisme ; ensuite le libéralisme est mis au pilori ; mais le capitalisme en sort indemne et continue son existence, préservé sous un nouvel habillage » (Ibid. p. 371).

La conférence date de 1934, mais nombre des analyses développées par K. Polanyi restent remarquablement actuelles, notamment parce que l’argument fasciste principal, la critique de l’individualisme, est repris par des idéologues d’extrême droite contemporains, comme par exemple Alain de Benoist. La mise en perspective de ce texte à partir de la conjoncture politique que nous vivons montre à quel point il existe une continuité entre le discours fasciste des années 1930 et celui d’aujourd’hui. On peut le vérifier en confrontant les premières pages de la conférence de Polanyi, avec le texte d’Alain de Benoist intitulé Critique de l'idéologie libérale que l’on peut trouver en ligne ici.

À un moment où la question du lien entre libéralisme, capitalisme, démocratie, et valeurs culturelles, mais aussi religieuses, est au cœur des débats politiques, ce texte de Karl Polanyi remet les pendules à l’heure. Il dénonce les ambiguïtés d’une certaine critique de la démocratie représentative et du libéralisme. Certes, les représentants élus des catégories populaires ont à nouveau trahi leurs promesses et le néolibéralisme creuse les inégalités comme rarement. Pour autant, en mêlant la critique de gauche à la critique par l’extrême droite du libéralisme culturel au profit de valeurs réactionnaires, de la démocratie représentative au profit d’une démocratie plébiscitaire, du néo-libéralisme sans remettre en cause le capitalisme, de l’Islam (ou du Judaïsme) au profit d’une forme pervertie de christianisme, on fait le lit de l’extrême droite.

Au risque du plagiat, dénoncer pareillement le néo-libéralisme, la mondialisation, l’Union européenne, la démocratie représentative, voire de l'immigration de concert avec l’extrême droite qui n’hésite pas à parler de nouvelles formes de fascisme, permet aux héritiers contemporains du national-socialisme de se poser devant les masses comme l’ennemi juré des dérives actuelles du système capitaliste et de la démocratie. On légitime ainsi le projet de l’extrême droite qui prend bien soin de ne jamais mettre en cause le capitalisme et qui au prétexte d’une démocratie plébiscitaire, œuvre à la fin de la démocratie.


[1] « Déclin moral dans le libéralisme, paralysie culturelle du fait de la démocratie, et dégradation finale par le socialisme » sont alors inévitables.

[2] Le sens de ce mot pour Spann n’a rien de commun dans son usage reconnu comme courant dans les églises chrétiennes aujourd’hui.

[3] D’après la notice Wikipedia sur O. Spann en allemand

[4] Le terme Universalisme et générique ; le terme spécifique donné par Spann à sa philosophie est « totalitarisme » (Ganzheitslehre).

[5] Wikipedia : « Curzio Malaparte, né le 9 juin 1898 à Prato en Toscane, mort le 19 juillet 1957 à Rome, est un écrivain, cinéaste, journaliste, correspondant de guerre et diplomate italien. Il est surtout connu en Europe pour deux ouvrages majeurs : Kaputt et La Peau. (…) Il adhère au parti fasciste en septembre 1922. En 1923, dans L’Italie contre l'Europe, traduit en français en 1927, il interprète le fascisme comme un syndicalisme politique et invoque la pensée de Georges Sorel et de Filippo Corridoni. (…)  Dans la foulée de l'assassinat de Matteotti, il est parmi les défenseurs le plus fervents des « escadrons des intransigeants ». Il fonde et dirige la revue La conquête de l’État, qui incite Mussolini au durcissement vers la dictature. En 1925, il fait partie des signataires du “Manifeste des intellectuels fascistes“ »

[6] Wilhelm Stapel, dans sa « Théologie du nationalisme » (comme le dit le sous-titre de « L’homme d’État chrétien »), démontre un franc mépris presque imprudent des valeurs éthiques dont l’existence, comme il prétend, « est redevable seulement à la sentimentalité de ceux qui ne sont pas capables de renoncer à des illusions ». Même Ernst Kriek conteste dans son manuel sur l’Éducation que « nous ne pouvons autoriser aucune éthique impérative pour définir les valeurs et les lois en fonction desquelles nous serions autorisés à agir ».

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