Après la querelle autour du déplacement du «soldat de bronze», qui a déclenché fin avril 2007 les émeutes les plus graves que l’Estonie ait connues depuis le rétablissement de son indépendance, un nouveau monument déchaîne les passions à Tallinn. Cette fois, il ne s’agit plus d’un conflit de mémoire entre russophones et Estoniens de souche, mais d’un différend d’origine esthétique opposant les élites culturelles aux dirigeants politiques. Il divise la population de langue estonienne, tandis que les russophones assistent au spectacle avec indifférence.
Tout a commencé en août 2007, avec la publication des résultats d’un concours architectural pour l’érection d’un monument commémorant la guerre d’indépendance (1918-1920) dans un parc surplombant la place principale de Tallinn. Le jury, dominé par des non-professionnels et présidé par l’archevêque de l’Église luthérienne estonienne, a retenu un projet particulièrement naïf et désuet : une immense colonne en pierre calcaire surmontée d’une croix géante dont la forme s’inspire d’une décoration créée en 1919 pour récompenser les héros de la guerre. La croix, ornée en son centre des contours de l’Estonie, est censée tourner en suivant le mouvement du soleil. L’ensemble, haut comme un immeuble de sept étages et très disproportionné, évoque l’esthétique monumentale des années trente. On est bien loin de l’art contemporain et de l’image moderne que l’Estonie cherche habituellement à donner d’elle-même.

Peu convaincus par ces améliorations, les adversaires du projet ne désarment pas. En ce début mars 2008, ils tentent un baroud d’honneur, en profitant de l’indignation suscitée par la publication du coût prévisible de la construction (plus de 63 millions de couronnes estoniennes, soit 4 millions d’euros). Ils lancent une pétition en ligne (près de 8000 signatures à ce jour). L’Union des architectes et l’Académie des beaux-arts affirment solennellement leur opposition au monument. Des écrivains, des artistes, des parlementaires y vont de leur billet d’humeur dans la presse. Las ! Le gouvernement ne semble pas décidé à se laisser fléchir. Et le monstre de verre se dressera probablement d’ici fin novembre dans le centre de Tallinn, pour le 90e anniversaire du déclenchement de la guerre d’indépendance.
Les plus optimistes se consolent en imaginant que ce monument pourra un jour, comme le « soldat de bronze » soviétique, être déplacé en un lieu moins visible.