Depuis janvier, les Ukrainiens s'attaquent aux capacités de raffinage russes. Grâce à des attaques de drones, ils ont réussi à endommager six grandes raffineries, affectant ainsi près de 18% des capacités de raffinage du Kremlin. Les élections sont dans quinze jours, les semailles arrivent, la guerre consomme beaucoup, et les prix de l'essence et du diesel ont déjà flambé de 8 à 23% sur le marché intérieur. Pour cette raison, le Premier Ministre russe vient d'annoncer la fin des exportations. Une mesure « exceptionnelle » et « provisoire » afin de stabiliser les prix. Mais si les Russes bloquent provisoirement les produits raffinés, ils continuent pourtant d'exporter du brut malgré les sanctions. Une manne indispensable pour le troisième producteur et deuxième exportateur, qui lui permet de financer sa machine de guerre impériale. Cet article est extrait du numéro 6 du journal La Brèche.
C'est un travail titanesque qui consiste à chercher une aiguille dans une botte de foin. Certes, ici l'aiguille est un bateau de près de 200 mètres de long, mais la botte de foin, c'est l'immensité des océans. Utilisant les images satellites et les données de géolocalisation, des ONG essaient de traquer les pratiques frauduleuses sur les océans. D'abord dirigés contre la pêche illégale, ces observateurs ont, depuis la guerre en Ukraine, réorienté leurs recherches dans la traque des navires russes contournant les sanctions.

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Officiellement, le pétrole russe est frappé de sanctions. Interdit en Europe, son prix est aussi plafonné à 60 dollars le baril ailleurs dans le monde. Cela signifie que son commerce est autorisé via des sociétés de négoce pour des pays ne reconnaissant pas l'embargo, mais à un prix plancher. La Russie est le troisième producteur mondial et le deuxième exportateur ; l'or noir représente une manne de 218 milliards de dollars pour le Kremlin en 2022. Pour le G7, à l'origine de ces sanctions, il s'agit de limiter les revenus russes qui financent la machine de guerre, tout en ménageant le marché mondial en empêchant l'envolée des cours.
Mais pour contourner ces sanctions et continuer à exporter, les Russes ont mis en place une « flotte fantôme » : des centaines de navires qui disparaissent des écrans radars et continuent de transporter le brut partout dans le monde.
À l'origine, Sky Truth et Global Fishing Watch sont des ONG tournées vers la dénonciation de la pêche illégale et des pollutions maritimes. Leurs outils de travail sont les coordonnées GPS, les images satellites, mais aussi les données douanières ou les registres portuaires. En recoupant cette mine d'informations, elles cherchent à prouver qu'un navire a pêché dans une zone qui lui était interdite ou à trouver le responsable d'une pollution.
En 2016, Global Fishing Watch publie un rapport sur ce qu'elle qualifie d'« emplacements mensongers » après avoir enquêté sur des navires de pêche. Certains bateaux falsifiaient leurs coordonnées GPS et n'étaient pas là où ils prétendaient être. Le Fu Yuan Yu, un chalutier chinois, y était pointé du doigt, tant ses positions semblaient étranges et incohérentes. Sur l'écran radar, ce dernier présentait des trajets illogique ou impossibles à réaliser, comme ce jour où il apparaît dans le Golfe du Mexique, puis quelques heures après, en Antarctique.

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Les données viennent de l'AIS (Automatic Identification System), un transpondeur qui permet de localiser le navire en temps réel et dont les données sont disponibles publiquement. À première vue, il ne peut s'agir de défaillances ; sa localisation a probablement été falsifiée. Selon Greenpeace, le bateau chinois était en réalité dans les eaux sénégalaises. L'armateur avait acquis une licence de pêche gambienne permettant, en vertu d'un accord bilatéral, de pêcher dans les eaux territoriales de son voisin. Cependant, les Chinois possédaient huit navires portant le même nom. Seul l'un d'entre eux était en règle. Falsifier la géolocalisation permettait d'invisibiliser le fait que plusieurs bateaux pêchaient au même endroit, mais qu'un seul d'entre eux possédait les papiers pour le faire.
Avec le déclenchement de la guerre en Ukraine, le travail de Global Fishing Watch sur la pêche illégale commence à être reconnu et peut être réorienté vers un autre type de suivi : les tankers russes. L'ONG reçoit alors une subvention du Ministère de la Défense américain et consacre désormais une partie de ses recherches à la surveillance des pétroliers.
À l'origine, l'AIS a été développé pour gérer le trafic maritime mondial et éviter les collisions. Il peut servir à un armateur pour suivre en direct le transport de ses marchandises ou à des opérateurs de services financiers pour estimer en temps réel la quantité de pétrole présente sur les mers (deux tiers du pétrole circule sur les océans) et leur destination. Jusqu'ici, les navires pratiquant la pêche illégale débranchaient leur transpondeur. Le bateau disparaissait des écrans radars et pouvait réapparaître quelques jours après, prétextant un dysfonctionnement.
L'organisation Sea Shepherd se sert des localisations AIS pour identifier les bateaux pratiquant la pêche à la baleine. Mais elle sait aussi que ces derniers peuvent disparaître soudainement. L'ONG doit donc effectuer une surveillance physique, à la jumelle ou au radar, dans les eaux que sillonnent les baleiniers. Mais Sea Shepherd sait que ses ennemis surveillent aussi la localisation du Bob Barker, le brise-glace de l'association, capable d'éperonner des bateaux bien plus gros que lui. Et il lui arrive aussi de le débrancher pour disparaître.

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Il y a quelques années, les appareils visant à modifier les coordonnées du transpondeur étaient à leurs balbutiements. Il s'agissait d'une technologie militaire désormais largement répandue. Ce petit appareil capable de falsifier le signal, de la taille d'un transistor, se trouverait désormais dans le commerce. Concrètement, celui-ci transmet de fausses coordonnées de localisation, comme le font certains logiciels informatiques capables de masquer l'IPN, la « plaque d'immatriculation » d'un ordinateur. Un site internet dont l'accès est interdit depuis la Chine le devient si le logiciel considère que vous vous connectez depuis la France. Pour la surveillance des bateaux, la falsification des coordonnées rend la tâche compliquée. Le navire ne disparaît pas des écrans radars, il est toujours là, mais au mauvais endroit.
Les ONG doivent alors recouper les informations sur la localisation avec d'autres données, comme des images satellitaires. De janvier à mai 2023, Global Fish Watch et Sky Truth ont concentré leur surveillance sur quatre tankers suspectés de transporter du pétrole russe. Ils ont pu prouver que ces navires étaient à près de 400 miles nautiques de leur position officielle.
C'est d'abord leur position et leur trajet sur les écrans radars qui ont éveillé les soupçons. Certains effectuaient des ronds dans l'eau pendant des jours, d'autres des sauts sur des distances impossibles. Parfois, ils ne bougeaient pas pendant des jours, ce qui est impossible en prenant en compte la dérive. Des anomalies que des observateurs de Sky Truth, dont le slogan est « si tu peux le voir, tu peux le changer », ont vite fait de repérer. Couplé à une technologie nommée Sentinel-1, un radar satellitaire qui permet de voir à travers les nuages, ils ont pu constater qu'aucun des navires n'était présent aux coordonnées AIS qu'ils fournissaient. Mais concrètement, le navire peut être partout ailleurs.
Dans les zones où le trafic maritime est très dense, près des côtes, dans les détroits ou les ports, le réseau AIS est secondé par des antennes terrestres. Celles-ci récupèrent le signal transmis par le bateau, l'amplifient et le transmettent aux logiciels de recensement qui cartographient le trafic maritime. Mais ces antennes ne fonctionnent qu'à une distance de 40 miles nautiques. Ainsi, tous les bateaux surveillés qui avaient disparu à l'entrée de la mer Noire ont « borné » à l'antenne du détroit de Kertch, contrôlé par les Russes, qui débouche sur la mer d'Azov.
De là, il a été possible de resserrer les recherches en procédant à l'inventaire des ports susceptibles d'accueillir des tankers de 200 mètres de long avec un tirant d'eau de près de dix mètres. Grâce aux images satellites, les experts ont pu retrouver l'un de ces bateaux. Celui-ci n'était pas à un terminal pétrolier, mais à un terminal d'exportation alimentaire dont le quai de chargement est spécialisé dans l'huile de tournesol 1. Depuis le début du conflit, la Russie est accusée de voler les céréales. Une partie du blé et des tournesols a ainsi disparu des stocks ukrainiens. Ce qui confirmerait la thèse selon laquelle la Russie ferait du « blanchiment de céréales », en revendant pour son compte des marchandises volées.
Un autre tanker pisté par l'ONG suit un parcours semblable. Le signal transmis par le navire décrivait des ronds à l'entrée de la mer Noire, tandis que les satellites le repèrent en mer d'Azov, sans qu'on sache ce qu'il y a chargé. Le vaisseau fantôme est réapparu sur les écrans radars alors qu'il faisait route vers l'Inde. En récupérant le registre portuaire de son port de déchargement, Global Fish Watch a pu prouver que le navire avait débarqué 35 000 tonnes d'huile de tournesol 2.
Avant la guerre en Ukraine, les « navires fantômes » existaient déjà. Il s'agissait de vieux tankers repérés autour de pays producteurs soumis à des sanctions comme l'Iran et le Venezuela. Mais il semblerait que la Russie se soit carrément constituée une « flotte fantôme » estimée à 535 navires. Un analyste interrogé par The Guardian 3 estime que 12% du pétrole circulerait sur les mers de manière suspecte.
Après le début de la guerre et avant l'application effective des sanctions, les ventes de vieux bateaux se sont envolées. Près de 500 tankers ont été rachetés par des propriétaires plus ou moins troubles et des assureurs obscurs. Alors que la plupart des compagnies pétrolières refusent d'affréter un navire de plus de 15 ans, le prix d'un « Aframax » (un type de navire dont la jauge convient au transport dans la mer Noire) vieux de 17 ans et destiné au rebut a doublé en moins d'un an.
Évidemment, faire circuler des millions de litres de pétrole sur des épaves mal assurées n'allait pas tarder à poser problème. Le 1er mai, un tanker nommé Pablo de 27 ans, et d'une capacité de 700 000 barils, a vu une partie de sa coque soufflée par une explosion. Par chance, il venait de décharger sa cargaison en Chine. Cinq ans avant, au moment de partir à la casse, le Pablo avait été racheté et avait dès lors changé de propriétaire et de pavillon à de multiples reprises. Le tanker avait été mis en cause dans le transport de brut avec l'Iran, et on le soupçonnait à l'époque de transporter du mazout russe qu'il récupérait lors de transbordements en haute mer.
Filmed from the bridge of the VLCC supertanker ENOLA (9251951) some 1.7 nautical miles away, here are the immediate few seconds following the explosion of the Aframax tanker PABLO (9133587) in Riau archipelago. You can see very large parts of her deck flying off to the sides. pic.twitter.com/k4UIjkriCs
— TankerTrackers.com, Inc. (@TankerTrackers) May 2, 2023
Le transbordement consiste à transférer une marchandise d'un bateau à un autre en pleine mer. Un tanker suspect peut être vidé en quelques heures dans un autre. Cette opération peut être répétée plusieurs fois jusqu'à ce que l'on perde l'origine du produit. Le pétrole brut peut ensuite être déchargé dans un port d'un pays ami de la Russie (Chine, Inde ou Turquie), où il pourra être raffiné et transformé en diesel, fioul, kérosène ou huiles. Exporté ensuite en Europe et mélangé à des pétroles d'autres provenances, il est très compliqué de retrouver le lien avec la Russie. L'Inde s'est fait une spécialité du raffinage du pétrole russe. Ses importations ont été multipliées par vingt après le début du conflit. Les divers sous-produits du brut peuvent ensuite être exportés vers l'Union Européenne sous sanction.
Même si ce trafic est difficile à suivre, il existe une donnée qui ne trompe pas. Selon l'Agence Internationale de l'Énergie, en 2022, les exportations russes ont grimpé de 7,6%. Si il est plus difficile à tracer qu'avant, le pétrole russe a donc encore de beaux jours devant lui. Mais ne nous y trompons pas, la Russie et les navires clandestins ne sont pas les seuls coupables. Il y a derrière eux ceux qui vendent et qui achètent le pétrole, les négociants.
NOTES
1) https://skytruth.org/2023/05/tankers-falsify-ais-tracking-positions-to-hide-entry-into-russian-black-sea-ports
2) https://globalfishingwatch.org/data/tankers-falsify-ais-tracking-positions-to-hide-entry-into-russian-black-sea-ports/
3) « The ‘dark fleet’ of tankers shipping Russian oil in the shadows » Guardian, 19/08/23