chapitre IV
AFGHANISTAN
L’instructeur politique [du bureau des recrutements] nous a fait des conférences
sur la situation internationale. Il nous a dit que nous avions devancé les « bérets verts »
américains que d’une heure [...] on nous a enfoncé dans la tête, répété, que c’était notre
« devoir internationaliste » [...] on nous assurait que l’Afghanistan c’était comme la guerre d’Espagne.
Svetlana Alexievitch, Les cercueils de zinc, 1989

Agrandissement : Illustration 1

Le Cheikh aveugle
Le 18 février 2017, Omar Abdel Rahman mourrait à l’âge de 78 ans dans une prison de Caroline du Nord aux USA. Il y était emprisonné depuis plus de 20 ans, après que le FBI l’ait repéré comme ayant participé au premier attentat contre le Wolrd Trade Center en 1993 et ayant fait 6 morts. Celui qu’on surnommait le Cheikh aveugle en raison de sa cécité, était considéré comme un leader spirituel pour les islamistes radicaux. Des frères musulmans aux branches yéménites et maghrébines d’Al-Qaïda, tous rendirent hommage à celui que Oussama Ben Laden considérait comme l’ « un des plus grands savants de l’islam ».
Né en 1938 en Égypte, il se lance après des études de théologie dans l’activisme islamiste au début des années 1960. Nommé iman à une cinquantaine de kilomètres du Caire, il contribue à faire de son village un des premiers bastions de l’islam radical égyptien. Après la défaite de 1967 face à l’Israël, il multiplie les prêches incendiaires contre Nasser. Influencé par la pensée de Sayyid Qutb1 et Abu Ala Al Maudubi (théoricien du Califat, lui aussi revendiqué par l’EI) il effectuera un séjour en prison, en raison de ses prises de positions hostiles au pouvoir égyptien. Au cours des deux décennies suivantes il se révèle comme la figure spirituelle de deux organisations formées à la fin des années 1970 après que les frères musulmans aient renoncé à la violence. A la suite de l’attentat contre le président égyptien Saddate en 1981, et d’une fatwa approuvant cet assassinat il est expulsé d’Égypte. Il rejoint alors en Afghanistan son ami Abdallah Azzam, co-fondateur avec Ben Laden d’Al-Qaïda.
En 1990 il obtient un visa pour rentrer aux USA. Quatre ans après il est condamné perpétuité pour l’attentat du World Trade Center. Etant inscrit sur la liste du département d’état américain des personnes ayant un lien avec le terrorisme, interdisant de fait son entrée aux USA, on peut se demander commander le Cheikh aveugle a-t-il pu être accepté sur le sol américain (sur 7 demandes en raison de nombreux aller-retour, une seule sera refusée pour des questions administratives). Alors que les autorités américaines ont avancé l’idée d’un bug informatique, la véritable raison serait plutôt à chercher du côté d’un coup de pouce de la CIA, une forme de remerciement à un ancien moudjahidin anti-soviétique en Afghanistan. Pendant ses années américaines, Abdel Rahman va devenir un prédicateur radical, appelant dans ses sermons à tuer des juifs et à haïr l’occident. Ce sont ces prêches anti-américaine qui vont attirer l’attention sur lui et finalement l’inculper de l’attentat au World Trade Center.
La trajectoire de cet iman est symptomatique du revirement d’une époque. Après avoir financé la résistance islamiste contre les soviétiques en Afghanistan à coup de milliards de dollars durant les années 1980, le monstre djihadiste va échapper à son créateur et se retourner contre lui. Nous allons maintenant revenir sur un des moments les plus forts de l’alliance du trio Etats-Unis, Arabie Saoudite et islamiste.
Le Vietnam afghan des soviétiques
- « Nous avons vaincu l’Union soviétique. Les russes se sont enfuis... Mon séjour en Afghanistan est l’expérience la plus importante de ma vie.»2
Oussama Ben Laden
Comme on l’a vu, à la fin des années 1970 le Moyen-Orient est traversé de multiples crises. Si ces événements voient l’apparition d’un nouvel acteur, l’islamisme, les grandes puissances déboussolées n’en continuent pas moins de s’affronter plus ou moins indirectement. En 1977 les russes installent sur leur territoire des missiles et c’est l’Europe entière qui se trouve à leur porté. En 1979 les américains répliquent et installent en Europe occidentale des missiles. Mitterand, favorable à leur installation déclare que « les pacifistes sont à l’Ouest, les missiles à l’Est ». Les manifestations se multiplient au cri de « plutôt rouges que morts ». Cornélius Castoriadis, sort en 1980 sont livre Devant la guerre dans lequel il prédit une troisième guerre mondiale. « La Russie est vouée à préparer la guerre, parce qu’elle ne sait et peut faire autrement » écrit-il. Le contexte est de plus en plus tendu, et la presse se questionne « Y aura-t-il la guerre ? ».
Mais revenons à 1979. Quand l’armée soviétique envahie l’Afghanistan au Noël 1979 après que le KGB ait assassiné Hafizullah Amin, président du conseil révolutionnaire de la République démocratique, de peur qu’il ne change de camp et de l’avoir remplacé par leur marionnette Babrak Karmal, la famille saoudienne, encouragée par la CIA, avait envisagée d’offrir aux afghans l’assistance d’une légion arabe qui mènerait une guerre de guérilla contre les russes. Non seulement cette initiative aurait pu prouver que contrairement à une opinion populaire particulièrement bien fondée, les dirigeants saoudiens n’étaient pas seulement des « aristocrates veules et corrompus 3», mais elle aurait pu contribuer à restaurer l’honorable tradition du guerrier du Golfe prêt à défier la mort pour la Oumma. Mais, fidèles à leurs réputations la maison Saoud déclina cette invitation. Ben Laden alors âgé de vingt-deux ans, admiratif des preneurs d’otages de la Mecque, rendu furieux par tant de lâcheté, ainsi que par l’humiliation des afghans face aux soviétiques endossa à la place de l’Arabie Saoudite ce rôle, armé des fonds et de l’équipement de son entreprise de construction BinLaden Group. « J’étais indigné contre l’injustice commise contre le peuple afghan, ça m’a enragé, je me suis précipité sur place 4» déclare-t-il en se lançant dans son djihad privé.
« Ce que j’ai vécu là-bas en deux ans, je n’aurais pas pu le vivre en cent d’existence dans un autre pays. ». Voilà comment ce milliardaire saoudien, allait devenir l’idole de millions d’arabes, se transformant en légende vivante du Golfe à la Méditerranée. Egyptiens, saoudiens, yéménites, koweitiens, algériens, syriens, palestiniens, des milliers de volontaires se frayèrent un chemin jusqu’à la ville frontière de Peshawar au Pakistan pour rejoindre le « bureau des services » tenu par Ben Laden à partir duquel il délivrait une formation militaire et idéologique aux combattants ainsi que l’approvisionnement en arme.
Mais revenons à la chronologie de l’année 1979. Pour les russes comme pour les américains, l’Afghanistan offre la possibilité d’ouvrir un passage vers le Golfe Persique et l’océan Indien. En février, alors que les médias se focalisent sur l’Iran, l’ambassadeur des USA en Afghanistan est enlevé par un groupe maoïste chi’ite5 et tué lors de l’assaut visant à le libérer. Pour l’heure l’Afghanistan est dans le giron soviétique, entre 1957 et 1973 soixante pour cent de l’aide étrangère afghanes provient des russes. Les USA, qui venaient de perdre l’Iran comme allié, cherche, c’est en tout cas l’opinion russe et ce qui motivera à l’invasion, à faire tomber ce pays dans leur sphère d’influence. Un an plus tôt, Zia ul-Haq chef de l’armée pakistanais, renverse le président qui l’avait nommé et prend le pouvoir. Partisan d’un État islamique contrairement à son prédécesseur Zulkifar Alî Bhutto attiré par la laïcité, Zia se rapproche des Etats-Unis et vient offrir un nouvel allié aux américains dans la région.
Le 3 juillet, le président américain Carter lance une initiative secrète, l’opération Cyclone. Celle-ci vise à aider les opposants au régime pro-soviétique de Kaboul par la livraison d’armes non-létales. Ce qui signifie que les américains furent présents en Afghanistan avant l’invasion de noël. Pourquoi ? Un début de réponse se trouve dans une interview de Zbigniew Brzezinski au NouvelObs6 dix ans après le début de la guerre. Conseiller pour la sécurité en 1979 celui-ci se veut le grand artisan de la chute militaire de l’URSS, il explique qu’ « à mon avis, cette aide allait entrainer une intervention militaire des soviétiques (...) nous n’avons pas poussé les russes intervenir, mais nous avons sciemment augmenté la probabilité qu’il le fasse. » Cette assistance clandestine en jouant le rôle d’appât « a eu pour effet d’attirer les russes dans le piège afghan ». Ces propos sont à prendre avec des pincettes, l'agent de la CIA Robert Gates déclarant à peu près l'inverse dans ses mémoires « la détérioration de la situation ne présage pas d'une escalade sur la plan militaire sous forme d'actions de combat 7» écrit la CIA en août 1979.
En réalité, la CIA est donc présente depuis déjà six mois sur place et finance les moudjahidins quand le jeune saoudien Ben Laden débarque suite à l’invasion. Après l’agression soviétique, par l’intermédiaire de l’InterServices Intelligence (ISI, les services secrets pakistanais), la CIA va recruter et financer dans près de quarante pays musulmans près de 35 000 moudjahidines extrémistes pour combattre les Soviétique dans ce qui sera un des moment les plus chaud de la guerre froide. Canaliser l’énergie de la résistance afghanes et l’enrôler dans une guerre sainte, un Djihad islamique qui dresserait contre le régime communiste les musulmans de l’Union Soviétique et finirait par l’ébranler. Ironie du sort : si les moudjahidines ne savaient pas qu’ils combattaient pour l’Oncle Sam, les USA ne savaient pas qu’ils finançaient ceux qui se retourneraient contre eux quelques années après. « Si Oussama Ben Laden n'existait pas, il faudrait que l'Amérique l'invente. Mais en un sens l'Amérique l'a bel et bien inventé. Il faisait partie du djihad en Afghanistan en 1979, lorsque la CIA y a lancé ses opérations. Ben Laden possède le privilège d'avoir été créé par la CIA et d'être recherché par le FBI 8».
Ce que vient mettre en lumière le financement du jihad islamique par les américains, c’est la stratégie de délégation du conflit. Pour éviter les stigmates liées à une intervention directe de la CIA dans les opérations clandestines qui pourraient se retourner contre les USA, l’équipe de Carter va adopter une méthode élaborait en réalité quelques années plus tôt par Kissinger. « Il suffit de faire faire le travail aux autres tout en évitant les reproche en cas d’échec 9». L’ère Kissinger, le début des années 1970 aura été une sorte de « répétition pour l’aventure afghane ». Les « autres » seront tous une série d’improbable allié de circonstances : Alexandre de Marenches chef du SDECE français, le préisdent égyptien Anouar al-Saddate qui se rapproche des américains à partir du milieu des années 1970, Le Shah d’Iran jusqu'à sa chute en 1979, le roi Hassan II du Maroc ou encore les services secrets saoudiens. Cette alliance est lancée en 1976 et aura comme principal théâtre d’opération l’Afrique. Le Shah d’Iran avait des investissements liés aux suprématistes blancs en Afrique du Sud, Saddate et Hassan II s’inquiétaient de l’agitation marxiste (soviétique et cubaine) en Éthiopie et en Angola. Quant à l’Arabie Saoudite elle se sentait menacer depuis la corne de l’Afrique. Même l’algérien Boumedienne fut convié a rejoindre le club, proposition qu’il déclina se décrivant comme « socialiste islamique ».Cette coopération militaire et de renseignements avaient donc pour but de contrer l’influence du communisme en Afrique, quitte à y trouver des alliés contre-nature, sans mouiller la responsabilité d’un quelquonque gouvernement.
Un autre allié quelque peu surprenant que reçoivent les américains dans leur lutte contre les soviétique est la Chine. Depuis le début des années 1970 la Chine se rapproche des Etats-Unis en recevant la visite de Kissinger et Nixon. Cherchant à s’éloigner de l’URSS depuis le milieu des années soixante, les chinois trouvent avec la guerre en Afghanistan une occasion de se rapprocher d’un camp et de frapper leur allié d’hier, qui plus est dans un pays qui est à leur frontière. Mais le prix a payer fut très lourd pour les chinois. En formant idéologiquement et militairement des musulmans chinois (les ouïghours), ces derniers allaient une fois la guerre terminer rentrer chez eux et former un groupe indépendantiste et islamiste. Aujourd’hui encore les Ouïghours persécutés dans leur province, rejoignent Daech. Beaucoup d’entre eux sont parti combattre en Syrie et en Irak, d’autres sont revenus et fait de la Chine une cible privilégiée de Daech10.
La doctrine Carter
Le 23 Janvier 1980 devant le congrès et en direct à la télévision Jimmy Carter déclare « la région qui est maintenant menacée par les troupes soviétiques en Afghanistan est d’une importance formidable : elle contient plus des deux tiers du pétrole exportable dans le monde. Une tentative par une force extérieur quelquonque de prendre le contrôle de la région du Golfe Persique sera considéré comme une attaque contre les intérêts vitaux des Etats-Unis d’Amérique, et une telle attaque sera repoussée par tous les moyens nécessaires, notamment militaire ». La doctrine a aussi pour but de prévenir de l’émergence d’une « puissance hostile » potentiellement dominante dans le Golfe. Elle conduisit à un interventionnisme direct et constant dans la région. Elle sera reprise par ses successeurs. Reagan créera en 1983 le Centcom (United States Central Command) dépendant du département de la défense américaine, doté de milliers de militaires, de dizaines de navires et de centaines d’avions et responsable des opérations militaires au Moyen-Orient.
La déclaration de Carter peut sembler incroyablement guerrière mais il faut la replacer dans le contexte énergétique de l’époque. En 1971 les Etats-Unis atteignent leur pic pétrolier. La production ne pourra désormais que décroître. Le thème de la « crise de l’énergie » fait son apparition, et le président Nixon appelle chaque américain à économiser le combustible. Deux ans plus tard c’est le premier choc pétrolier. Le prix du baril triple. A l’époque plus de la moitié du gaz est brûlé pour le chauffage domestique. En décembre 1976, le «Big Freeze » saisit tout l’Est du pays. La baie de Chasepeake, à quelques kilomètres de la Maison-Blanche est gelée en ce début d’année 1977 quand le nouveau président Jimmy Carter prend ses fonctions. Le lendemain de sa nomination la neige tombe sur les plages de Miami11. La moitié de la campagne présidentielle durant laquelle il s’affronta avec Ford, fut consacrée à la question de l’énergie. Quelques jours après son élection Carter annonce un plan d’urgence pour le gaz et recommande aux américains de régler les thermostats sur 18°C en journée et “bien moins la nuit“. Le 2 février face aux caméras, filmé à côté de sa cheminée, il annonce les grandes lignes de sa politique énergétiques et se insiste notamment sur les économies d’énergies. Quand Carter annonce que la sécurité du Golfe est d’un intérêt vital pour les Etats-Unis, c’est que depuis un an la crise en Iran déstabilise le prix du baril et que les soviétiques avancent leurs pions en Afghanistan.
Asphyxier les soviétiques économiquement, attaquer sur tous les fronts
Le coût de cette guerre est immense pour les russes et au regard de l’histoire on peut affirmer qu’il a précipité la fin de l’Union soviétique. Il est d’abord économique, puisque le conflit leur coûte 3 milliards de dollars par an. Ensuite il provoque des réactions internationales comme le boycott des jeux olympiques d’été en 1980 à Moscou, ou le gel des accords de désarmement SALT II.
Si depuis la fin de la seconde guerre mondiale la stratégie américaine était celle du containment, l’endiguement, plusieurs rapports de la CIA du début des années 1980 appelle non plus à contenir l’expansionnisme soviétique mais à renverser le système. Pour cela, plusieurs solutions sont proposées consistant à toucher directement les russes au porte-monnaie, à travers les hydrocarbures.
Les soviétiques en envahissant l’Afghanistan se retrouve à deux heures d’avion des gisements de pétrole les plus riches de la planète. Interrogé sur l’objectif final des russes par le New York Times, Turki Al-Fayçal le chef des services secrets saoudien déclare « c’est très simple, ils veulent notre pétrole12 ». Réponse évidemment dramatisée par les américains. Reagan, fraichement élu nomme à la tête de la CIA le manager de sa campagne, et accessoirement son ami William Casey. Il va devenir l’un des plus puissants directeurs de l’agence, à l’aura aussi importante que Allen Dulles. Reagan veut précipiter la chute de l’Union Soviétique. La CIA va alors multiplier les actions clandestines, qui avaient vu leur nombre baisser sous Carter, et s’atteler à cette tâche sur plusieurs fronts.
Politique d’abord via le financement de tout ce qui est anti communiste (intellectuels, médias, groupuscules) quelque soit leur obédience. En Pologne, le financement de Solidarnosc est censé ouvrir une brèche démocratique. Militaire ensuite, en soutenant les moudjahidines afghans. Et enfin économique. Pour ce dernier objectif, la stratégie américaine est simple. L’URSS est un des plus gros producteurs de pétrole. Des rapports de la CIA montrent que son économie est à bout de souffle. C’est une superpuissance militaire, à l’économie du tiers-monde, avec un poids industriel et commercial inférieur à celui des Pays-Bas. Si les soviétiques tiennent économiquement, c’est uniquement grâce à leur rente d’hydrocarbure. Chaque augmentation du prix du pétrole et du gaz, les renforce. Les analystes de la CIA estiment que chaque dollars d’augmentation sur le prix du baril de brut, signifie un gain de un milliards de dollars pour l’URSS. Si le prix du pétrole venait à baisser, alors la rente soviétique provenant de l’exportation aussi. Sauf que pour l’heure, avec la révolution iranienne, le prix du baril est au plus haut. On est en plein dans le second choc pétrolier.
Les russes viennent de découvrir en Sibérie un très important gisement de gaz. Et pour cause, Ourengoï, c’est son nom, exploité par GazProm représente aujourd’hui 45% de la production de gaz russe. L’Europe, directement touchée par le choc pétrolier, dont l’économie tourne au ralenti se montre intéressé pour en acheter. Mais avec l’invasion de l’Afghanistan, le climat n’est plus à la détente. Alors que les américains décident d’un embargo sur les échanges commerciaux avec l’URSS et de la mise en place de missiles sur le sol européen, Valérie Giscard d’Estaing rencontre Brejnev en mai 1980 à Varsovie pour étudier les possibilités d’exploitation commerciales de ce nouveau gisement. De son côté Gaz de France démarre des négociations avec Soyuzgaz. Le « contrat du siècle » prévoit en échange d’un gaz bon marché pour les européens, l’accès pour les russes à des technologies nécessaires à la construction du gazoduc de 4500 km reliant Ourengoï à l’Europe occidentale.
Mais Reagan, qui vient de succéder à Carter ne veut pas de cet accord. D’abord parce que contrairement à son prédécesseur, il est partisan d’une ligne dur. En signant avec l’ « Empire du mal », 10 pays européens dont 5 membres de l’OTAN deviendraient dépendants du gaz russe. Moscou alors maître du robinet de gaz, pourrait alors faire pression sur ces pays directement alliés des USA. Mais aussi et surtout, cet accord signifie des rentrées d’argent pour l’URSS et l’acquisition de technologies forcément duales, civiles et militaires. Reagan essaie de convaincre les allemands de ne pas signer l’accord, eux qui sont déjà dépendant à 20% du gaz russe. Mais le prix du pétrole flambe et le choc pétrolier prend l’économie européenne à la gorge. Les industries énergivores comme la sidérurgie licencient à tour de bras. Les subventions ne suffissent pas à endiguer l’hémorragie. Au G7 de 1981, les pays européen et même Thatcher, font bloque contre Reagan : il est n’est pas question de remettre en cause l’accord. Il est finalement signé en janvier 1982 et pour une durée de 25 ans.. Alors que la loi martiale vient d’être introduite en Pologne, le premier secrétaire du Parti Socialiste, Lionel Jospin déclare qu’il faut « dissocier la logique des droits de l’homme de la logique économique »13. La dépendance de la France à l’égard du gaz russe passerait ainsi de 14% à 35% en dix ans.
Mais la méfiance de Reagan vis-à-vis de Mitterrand et de ses 4 ministres communistes s’estompe peu à peu. C’est que la DST française vient de jouer un gros coup en recrutant une taupe soviétique qu’on connaîtra sous le nom d’affaire Farewell. Celle-ci livre le nom de 70 agents du KGB dans 15 pays, ainsi que de 450 collaborateurs des services secrets russes. En 1983, Mitterrand expulse une quarantaine de diplomates russes de France apparemment sans raisons puisque l’existence de la taupe n’est pas révélé à la presse. La CIA est mise en courant. D’autant plus que dans les informations livrées par la taupe Vladimir Vetrov, se trouve aussi une liste de technologies que les russes cherchent à se procurer. Parmi celle-ci une liste de logiciels nécessaires à la gestion automatisée du futur gazoduc. Alors qu’en façade Reagan conteste l’accord sur le gaz Sibérien, il cède soudainement14. Washington refusa évidemment d'aider les russes à acquérir ces logiciels, tout en prenant soin de les diriger vers une société canadienne disposant ces technologies. Les soviétiques envoyèrent alors un agent voler ces logiciels qui servaient à contrôler les jauges et les soupapes de gazoduc, la CIA et le Canada le laissant faire. « Nous commençâmes à refiler aux soviétiques de la mauvaise technologie. Nous les abreuvions et nous les laissions nous la voler 15» déclara le conseil à la sécurité de Reagan. Le logiciel fonctionna quelques mois puis « dysfonctionna » faisant monter la pression et exploser le tuyau. Les dégâts et le manque à gagner furent conséquents pour l'URSS.
Le prix du baril de brut est la continuation de la guerre par d’autres moyens
Parmi les autres méthodes préconisées par les américains pour accélérer la chute de l’Union Soviétique, celle de d’affaiblir la rente pétrolière des russes en faisant baisser le prix du pétrole artificiellement. Un seul pays est capable de cela, et il est allié des américains. Avec 40% de la production au sein de l’OPEP, et un coût d’extraction le plus bas du monde (2 dollars le baril), l’Arabie Saoudite est le seul producteur à pouvoir surproduire sur demande, et ainsi faire s’effondrer les prix.
Depuis le début des années 1980 la production mondiale de pétrole a baissé. Deux raisons à cela : la première c’est que l’Aramco (Arabian oil company) a été totalement nationalisée en 1980. Le pétrole n’est plus aux mains des étrangers, c’est désormais la famille royale que le gère. Ensuite avec la révolution iranienne, et la nationalisation de son pétrole par le régime des mollahs suivi d’un embargo, puis la guerre avec l’Irak, font faire disparaître de la carte deux des plus gros producteurs mondiaux. Chacun voyant sa production divisée par quatre. Le baril atteint alors des sommets : plus de 40$ début 1981.
Turki Al-Fayçal, le chef des services secrets saoudiens, est le personnage clef de l’histoire. Il est déjà de mèche avec la CIA en Afghanistan. Avec l’agence ils vont participer au financement d’une armée de 35 000 intégristes musulmans, venant de 40 pays. Parmi eux, Oussama Ben Laden, son protégé qu’il suivra durant de longues années. Al-Fayçal deviendra une sorte de « parrain » d’Al-Qaïda. Il quittera ses fonctions au sein des services secrets, qu’il occupera pendant 23 ans, dix jours avant le 11 septembre. Les américains disposent de nombreux levier à Riyad. La peur du communisme en est un. Et c’est donc par l’intermédiaire des services secrets que Washington va passer pour discuter pétrole.
L’administration Reagan va demander au Saoudien de surproduire. La monarchie s’y refuse pendant deux ans. En 1985 ils ouvrent « les vannes à fond ». De 2 millions de barils par jour en début d’année, elle passe à 6 mb/j, pour frôler les 9 mb/j en fin d’année. Début 1986, l’Arabie Saoudite produit 10 millions de baril jour à la demande des américains. Le baril passe de 30 à 12$. Officiellement ce contre-choc pétrolier, à pour but de satisfaire les besoins énergétiques occidentaux.
En mai 1986, un rapport de la CIA sur les effets de ce qu’on n’appelle pas encore un “contre-choc pétrolier“, est transmis à la Maison-Blanche. Les prix réduits du pétrole auraient, selon le rapport, affecté la capacité des soviétiques à importer du matériel occidental, des denrées agricoles et du matériel industriel. Les pertes nettes seraient de 13 milliards de dollars. Les ventes d’armes à l’Iran, l’Irak et la Lybie – eux-mêmes affectés par le prix bas du pétrole, ne permet pas de compenser. Quant à la guerre en Afghanistan, sont coût serait de 4 milliards par an. Le contre-choc pétrolier, provoqué de manière artificielle est un succès. En échange l’Arabie Saoudite reçoit de l’équipement militaire.
Sauf que cette baisse des prix, si elle est efficace en tant qu’arme économique contre l’URSS, affecte aussi la production aux USA. Le baril ne doit donc être ni trop haut (il lèse l’économie) ni trop bas (il met en danger la production). Le brut texan par exemple passe d’une trentaine de dollars à moins de dix dollars. Sauf que si le pétrole saoudien ne coûte rien à extraire ce n’est pas le cas aux Etats-Unis. Des compagnies font faillites. Les majors licencient et stoppent la prospection, le chômage bat des records.
Georges Bush, alors vice-président, passé par l’industrie pétrolière dans l’après-guerre, sait que cette situation ne peut pas durer. Il va alors prendre lui même l’initiative d’une tournée au Moyen-Orient, officiellement pour rassurer les alliés dans la guerre Iran-Irak qui fait rage depuis six ans, officieusement pour convaincre les saoudiens de parler de « la stabilité des prix ».
Une trêve est décidée. L’URSS accepte de discuter avec l’OPEP et donc avec les saoudiens. L’organisation décide de la mise en place de quotas dont l’objectif est de faire remonter le baril à 18 dollars.
Mais la chute du prix du pétrole au milieu des années 1980 allait provoquer une grave crise fiscale en Arabie Saoudite. La baisse brutale du revenu national entrainant des niveaux élevés de chômage. La contestation de la famille royale, de la corruption et ses liens avec l’Amérique par une jeunesse précarisée augmenta. Le conflit avec l’Afghanistan fut une formidable occasion d’envoyer loin du royaume la jeunesse militante religieuse, Ben Laden devenant le coordinateur de cette croisade anticommuniste.
La surproduction comme arme de guerre
Depuis 2006 une véritable révolution énergétique est en marche aux USA avec les pétroles de schistes. Au cours de l’été 2014, les Etats-Unis seraient devenus les premier producteur mondiaux, devant l’Arabie Saoudite et la Russie, de pétrole brut et de gaz naturel, multipliant sa production par presque deux entre 2008 et 201516. Au plus fort de leur dépendance énergétique, les américains importés les 2/3 de leur pétrole. Aujourd’hui ils exportent du gaz en Europe et espèrent atteindre l’autosuffisance d’ici 2035. L’Arabie Saoudite s’est d’abord inquiété de l’essor de la production américaine. Sentant les américains devenir autosuffisant, elle s’est alors lancée dans une « politique des vannes ouvertes » visant à faire chuter le prix du pétrole. En l’espace de dix huit mois le baril est passé de 114 dollars (juin 2014) à 27 dollars (Janvier 2016). Résultat une centaine de compagnie pétrolières américaines au chômage technique et 160 000 licenciements. Pour les saoudiens, les pétroles américains non conventionnels (huiles et gaz de schistes) allaient rapidement être freinés par leur coût d’extraction plus important et donc moins compétitif. Mais grâce aux progrès techniques ce coût à rapidement baissé et s’est rapproché de celui des pétroles en offshore et zone difficile (Alaska par exemple). Dans le même temps, un baril à moins de trente dollars signifiait moins de rentrées d’argent pour le régime saoudien dont l’économie repose presque exclusivement sur le pétrole. Le déficit s’est creusé, obligeant l’état saoudien à effectuer des coupes budgétaires et multiplier les plans d’austérité (licenciements de fonctionnaires) et faisant craindre l’instabilité politique. Finalement, en septembre 2016 les membres de l’OPEP se mirent d’accord pour la mise en place de quota afin de baisser la production et revenir à un baril autour de 50$. L’Arabie Saoudite serait dans « une stratégie du désespoir » puisqu’elle n’en aurait pas d’autres, face « aux nouvelles technologies et aux nouvelles offres de brut comme les schistes américains, les sables bitumineux canadiens, les gisement ante-salifères brésiliens et tous les pétroles de l’offshore ultraprofond 17».
« Des pays dont la plupart des gens n'ont jamais entendu parler »
« Nous sommes éparpillés dans le monde entier. Nous sommes dans des pays dont la plupart des gens n'ont jamais entendu parler » écrit Trump dans un Tweet en décembre 2018, après sa décision de retirer les troupes américaines de Syrie et d'Afghanistan.
Avant le 11 septembre les USA avaient déjà mis la tête de Ben Laden à prix (3 millions de dollars). Mais la mesure était gênante, il était lui-même protégé par les talibans afghans, eux-mêmes financés et protégés par le Pakistan, allié des américains. Après le 11 septembre les choses étaient plus claires avec les Talibans.
La guerre en Afghanistan lancée en octobre 2001 dure depuis seize ans. Elle aura coûté 800 milliards de dollars au contribuable américain. L’armée américaine ne perd pas, mais ne gagne pas non plus. La raison de sa présence est toujours la même : les groupes terroristes localisés dans la région, Al-Qaïda à l'époque l'État Islamique aujourd'hui. Pour l’en déloger en 2001, et pour l’empêcher de revenir en 2018. Problème, le gouvernement est miné par la corruption et les conflits ethniques, le terrorisme reprend de plus belle et les talibans sont plus actifs que jamais. Donald Trump le 1erjanvier 2018 osa ce qu’aucun président n’avait osé faire avant lui : dénoncer l’implication du Pakistan dans son soutien aux Talibans. Il accuse Islamabad d’abriter les terroristes que Washington « pourchasse en Afghanistan. » Sur Twitter, il écrit « les USA ont stupidement donné plus de 33 milliards de dollars au Pakistan depuis quinze ans, en retour nous n’avons récoltés que mensonges et tromperies 18». On peut noter par exemple que lors de l'opération Neptune's spear le raid américain d'exécution de Ben Laden au Pakistan, les services secrets locaux l'ISI n'avaient pas été prévenus. Plusieurs médias firent remarquer qu'il aurait été difficile pour le terroriste de vivre cinq ans tranquillement dans une banlieue chic à proximité d'écoles militaires sans la complicité des services de renseignements locaux.
La stratégie pakistanaise en Afghanistan est simple : ils veulent en garder le contrôle par l'intermédiaire des Talibans. Ce pays doit servir de « base arrière en cas de guerre avec l’Inde ». Et l’instrument de ce contrôle ce sont les talibans, formés et financés par eux.
Le pathétique de la situation est qu'actuellement les américains négocient avec ceux là mêmes qu'ils étaient venus chasser il y a quinze ans, les talibans. En 2018, les américains négocient avec les Talibans « C’est un donnant-donnant assez simple. Les soldats américains rentrent au pays si les talibans garantissent que le territoire afghan ne servira plus jamais de base à des groupes terroristes occupés à monter des attentats contre les Etats-Unis »19. Les Grandes perdantes de ce pacte seront probablement les femmes puisque comme le souligne Frachon « le mouvement des talibans se distingue par cette étrange obsession : maintenir les femmes dans l’analphabétisme »20. Une guerre pour rien. Au 12 mars, les deux partis n'étaient pas parvenus à un accord (Reuters).
NOTES
1 Né en 1906 en Égypte et pendu en 1966 par Nasser. Membre des frères musulmans, il entre en rupture avec eux au début des années 1950. Dès lors il développera une idéologie jihadiste offensive dont Al-Qaïda et l’EI se réclament encore aujourd’hui.
2 Interview réalisée par Robert Fisk en 1997 tirée de son livre La grande guerre pour la civilisation. L’Occident à la conquête du Moyen-Orient (1979-2005), op. cité.
3 Les termes sont de Robert Fisk.
4 Craig Unger, House of Bush, house of Saud, Gibson Squar Books Ltd, 2007 cité dans Mathieu Auzzaneau, Or Noir, La grande histoire du pétrole, La découverte, Paris, 2015.
5 Comme nous l’avons mentionné dans le chapitre sur l’Iran, le chi’isme est plus réceptif aux idées d’égalité et d’émancipation, que le sunnisme plutôt conservateur.
6 Nouvel Observateur, 15 janvier 1998
7 Robert Gates, From the shadows, 1996
8 Ben Laden, secret de famille, Roy Arhundati, Le Monde, 15/10/2001
9 John K. Cooley, CIA et Jihad, 1950-2011 contre l’URSS, une désastreuse alliance, éditions Autrement, 2002
10 L’EI appelle les ouïgours a frapper la Chine, Le Monde, 2/03/17
11 Il faudra attendre 2010 pour revoir la neige dans l’État de Floride.
12 Saudi, stressing régional stability, see soviet threat, NY Times, 8/02/80
13 Roumania Ougartchinska, Guerre du gaz, la menace russe, éditions du Rocher, Monaco, 1998.
14 Éric Raynaud, Sergueï Kostine, Adieu Farewell :La vérité sur la taupe qui a modifié le cours de l'histoire, Robert Laffont, , Paris, 2011
15 Richard Allen, 2002, cité dans Des cendres en héritage, op. Cité.
16 C’est comme si une nouvelle Norvège venait de faire son apparition.
17 Jean-Michel Bezat, Le nouvel ordre pétrolier mondial, Le Monde, 2/02/2016
18 Alain Frachon, En Afghanistan, le bon Trump, Alain Franchon, Le Monde, 1er Février 2018
19 Les femmes afghanes en première ligne en cas d'accord entre les américaines et les talibans, Alain Franchon, Le Monde, 28/02/2019
20 Notons que le « féminisme » était notamment une des raisons de l'intervention américaine. Le 29 janvier 2002 alors que le drapeau américain flottait de nouveau sur l'ambassade américaine à Kaboul Georges Bush déclarait « aujourd'hui, les femmes sont libres » voir Une guerre pour les femmes afghanes ? (2002) Dans Christine Delphy, Classer, dominer, La Fabrique, 2008.